Génération désenchantée
La semaine dernière, pour célébrer ses 12 ans d’existence, le réseau social et commercial Facebook a fait parvenir à ses abonnés une petite vidéo bien personnelle. Sur la base des photos qu’ils ont partagées sur leur compte dans les dernières années, l’entreprise, que l’on peut désormais qualifier de régie publicitaire, y résumait, en quelques minutes et une poignée de formules évoquant leur complicité, l’harmonie avec leurs amis ou le bonheur d’être ensemble, toute cette « amitié » s’étant matérialisée en son sein.
Le contenu visait à célébrer la « Journée des amis », à moins qu’il n’ait été mis là pour nourrir une fois de plus l’illusion qui, depuis une décennie, assure la croissance et la domination de cet espace en ligne, en faisant de la mise en scène du bonheur et de la dictature de la confidence hasardeuse son principal moteur de développement. Et ce, sans trop se questionner sur les désenchantements et les effets délétères d’une telle écologie sur tous les aspects de la vie quotidienne dont Facebook tire habilement profit.
Il faut en effet avoir le nez un peu trop collé sur l’objet pour ne pas constater ce que ce réseau, avec la complaisance de ses abonnés, s’entend, a réussi à faire de l’amitié en 12 ans : une économie reposant sur la frénésie dévalorisante du « j’aime » et le partage qui carbure à des rapports intimes se jouant principalement en groupe sur l’embellissement du réel — avec un filtre s’il vous plaît — plus que sur l’engagement et la profondeur. Une économie qui normalise l’exposition sur la place publique d’égoportraits de jeunes filles amenant leurs fesses à l’avant-plan ou qui transforme le torse nu et bien rasé, dévoilé jusqu’à l’approche de la région pelvienne, chez le jeune gars, en outil d’affirmation de soi et de séduction. Une économie aussi qui permet en toute discrétion de suivre le quotidien de personnes sans jamais avoir à les côtoyer physiquement.
Le romantique, pas nécessairement nostalgique, pourrait dire : on est loin de cette amitié naissante dans l’engagement d’une lettre manuscrite et se solidifiant dans l’excitation d’un voyage en train pour avoir le bonheur de parler à son interlocuteur. Loin aussi de ce jeu de séduction passant par la remise en main propre d’un livre que l’on a aimé, par une invitation « à aller aux vues », par la sensibilité d’un petit mot laissé dans un cahier…
Se sentir un peu moins seul
Dans ce monde, l’amitié se vit désormais dans la solitude d’un brunch sans gluten avec saucisses « végé » dans un appartement de Montréal que l’on fige dans un cliché Instagram pour le partager et se sentir ainsi moins seul. Elle se cristallise dans la rapidité de l’anecdote à l’intérêt douteux ou d’un lien partagé pour faire rire, dans cette photo de chat qui cherche à titiller l’émotion, faute de mots et de réelle complicité avec l’autre pour le faire autrement. Elle se cultive aussi dans la perplexité et parfois la dépression face aux excès de bonheur que nos 500, parfois 5000 amis font circuler sur leur page.
« Tes 24 heures ont toujours l’air plus magnifiques que les 24 heures des gens ordinaires », commentait il y a quelques jours, avec un rictus à peine voilé, un abonné de Facebook à la suite d’une photo d’une amie se montrant encore une fois tout sourire, en gros plan et en famille au bas des pistes d’une station de ski des Cantons de l’Est. Un leurre, sans l’ombre d’un doute, dans un hiver québécois où la pratique du ski, faute de neige, ne permet pas au skieur d’atteindre le nirvana incrusté dans l’image.
En 12 ans, Facebook a réussi à faire du faux, de la mise en scène, de la demi-vérité, de la réalité manipulée un des ciments de la socialisation en ligne, troublant ainsi un rapport qui, comme l’amour, a pourtant besoin d’authenticité, de confiance, de vérité, d’une complicité nourrie et constante pour exister. Le romancier Hervé Lauwick, auteur du livre Le bonheur sur mesure (Plon), disait : « Un ami, c’est quelqu’un qui vous connaît très bien et qui vous aime quand même. » Une amitié qui repose sur l’illusion ne peut que donner qu’une amitié illusoire. Elle ne peut aussi à la longue qu’exacerber cette profonde solitude qui pousse l’humain à aller sur Facebook pour chercher à la dissimuler derrière un filtre photographique. Sombre époque !
Le cercle est vicieux. Et son efficacité en est d’ailleurs redoutable. Pour ces 12 ans d’existence, Facebook a en effet tout pour célébrer : dans la dernière année, ses profits ont doublé, grâce, entre autres choses, à la publicité qui représente désormais 80 % de ses recettes et qui a fait croître son chiffre d’affaires de 52 %, à 5,84 milliards de dollars. Un succès commercial qui n’a rien d’une illusion, même s’il repose sur l’amitié de 1,56 milliard de terriens qui, eux, vivent foncièrement dedans.