La clé du bonheur

La semaine dernière, mon économiste de mari est rentré du travail les yeux dans l’eau. Je me suis inquiétée.
– C’est qui les méchants, mon amour ?
– Non, non, ce sont des gentils. J’ai rencontré des saints aujourd’hui…
Il en était tout chamboulé. Il m’a remis trois cartes professionnelles, des gens qui oeuvrent en économie sociale. Normal si ça ne vous dit rien, on entend davantage parler de paradis fiscaux ces jours-ci, de subventions publiques à des pétrolières multimilliardaires ou de pipelines qu’on veut nous enfoncer par patriotisme dans le côlon (ascendant, transverse, descendant ou sigmoïde, au choix) que d’entreprises qui visent d’abord le mieux-être de la communauté.
Pour guérir du cynisme, il n’y a rien comme rencontrer des missionnaires. Ça fait du bien, ça vous rince les deux yeux gratis et vous en sortez rassérénés, prêts à relever les manches à nouveau, convaincus qu’il y a du bon monde « pareil ». Et lorsque ce bon monde s’occupe des gens mal pris, ça donne des entreprises d’insertion comme Cuisine Atout, un OBNL qui fait traiteur et bistrot dans Pointe-Saint-Charles depuis 20 ans. 30 000 clients, rien que pour le traiteur, l’année dernière !
Les gens du coin viennent manger ici pour pas cher ; des travailleurs, des retraités, des familles, les profs de l’école d’à-côté. Façade anonyme, aucune publicité, et c’est rempli tous les midis. Je vous donne l’adresse : 1945, rue Mullins.
Chaque année, une quarantaine de participants reçoivent une formation de 36 semaines incluant des cours de maths et de français. Payés au salaire minimum, ils apprendront à faire des brunoises, des juliennes, la différence entre un cul-de-poule et un « chinois ». « Ils », ce sont des immigrants, des monoparentales, des décrocheurs scolaires de 18 à 55 ans qui veulent se sortir de l’aide sociale et apprendre à se servir d’un couteau pour se tailler une place dans la société.
Retrouver sa dignité
Pogbi, une Burkinabée de 28 ans, est arrivée au Québec durant l’été 2014. Elle a deux enfants de 16 mois et 7 ans, un mari étudiant, et n’a jamais travaillé. Elle amorce timidement sa recherche d’emploi. On l’aide, on l’encourage, elle apprend vite, elle a davantage confiance en elle.
« C’est souvent une question de confiance », m’indique Monic Brillon, la coordonnatrice de l’insertion socioprofessionnelle, une fille dynamique et chaleureuse qui prend ses protégés sous son aile. Même chose pour Mélanie, trois enfants, 38 ans, qui en était restée à la 6e année. Elle vient de compléter ses équivalences de secondaire 5 et convoite un emploi en pâtisserie. Monic la félicite, elle ne bégaie plus, a acquis de l’assurance ; elle va trouver.
« Nous, c’est notre paye, les voir s’en sortir, recevoir un message dans notre boîte vocale qu’ils ont une job. On verse une larme chaque fois », me glisse Joannie, une des formatrices.
À quelques rues de là, toujours dans « la Pointe », Formétal est également un OBNL qui offre 30 postes en insertion dans un atelier de transformation de métal. « Ici, on fabrique du bonheur », me dit Jean LeChasseur, le directeur général, qui peut s’enorgueillir d’un chiffre d’affaires d’un million de dollars par an. « Mais ça ne parle pas de rentabilité sociale, ce chiffre-là. L’impact sur la santé, les familles, les enfants, sur les gars qui ne retournent pas " en-dedans. " À cheval entre l’école de métier et l’entreprise, Formétal existe depuis 30 ans et a été mise sur pied par le « milieu » (le sud-ouest), aux prises avec l’austérité bien avant que le gouvernement Couillard n’en fasse une devise nationale entre dolorisme et endoctrinement.
Pour Jean LeChasseur, un quinqua bourré d’affection qui oeuvre dans l’économie sociale depuis toujours, remettre les jeunes en selle — ils ont entre 18 et 35 ans — est primordial tant sur le plan structurel et personnel que social. « T’as pas idée des camions de problèmes qu’ils traînent avec eux. Ils arrivent avec des parcours de vie intense, complètement désorganisés, parfois sans papiers d’identité ou de carte d’assurance-maladie. Moi, je les aime. Ils me font rire et brailler. Ça vaut la peine de s’en occuper. Ici, tu apprends en travaillant ; c’est le principe du compagnonnage. »
Comme pour la plupart des entreprises en insertion, le taux de succès est de 75 %. Par réussite, on entend un jeune qui retourne aux études ou décroche un emploi. Maxime, 23 ans, grand sourire, boucles d’oreilles, tignasse bourgogne, me glisse que c’est « comme une grande famille » à Formétal. « On ne les prend pas pour des numéros, ajoute Jean, leur figure paternelle. Quand je leur dis que je les aime, ils viennent tout croches. Sont pas habitués… »
La clé est ici
« On a du mal à aider les victimes. Quand c’est la faute de tout le monde, sauf toi… Si ça ne fonctionne pas ici, on va les aiguiller vers une autre ressource », poursuit Jean LeChasseur, qui constate que la majorité vit au jour le jour, sans vision d’avenir. Il raconte comment il a acheté son premier réveille-matin à une jeune Africaine épuisée parce qu’elle surveillait l’heure de l’horloge toute la nuit pour éviter d’être en retard. Elle ne connaissait pas l’existence de cet engin révolutionnaire.
Le bonhomme ne juge personne, on le sent, et on voudrait tous croiser un premier patron comme lui. « Je ne veux pas les transformer, je leur donne un milieu de vie où ils se transforment, où ils vivent une première expérience positive. Moi, quand je vois l’étincelle dans leurs yeux, c’est mon cadeau. » Il me parle du vendeur de drogue qui avait un compte de banque dans les six chiffres, sorti de prison et aiguillé ici. « Il aurait pu me racheter ! Je lui ai dit : " Tu viens de rallonger ta ligne de vie. Ici, c’est pas le Far West, tu ne te feras pas tirer dans le dos. " Il y a eu un déclic dans sa tête. »
Après 16 semaines chez Formétal, l’employé reçoit la « clé du bonheur », une simple clé de métal, celle de la porte d’entrée. Il fait partie de la gang. « Ils ont une famille ici, ils peuvent revenir n’importe quand. T’es dans la marde, viens nous voir. T’as une bonne nouvelle, viens nous voir ! On est là pour toi ! »
Le problème, c’est qu’ils ne veulent plus partir. Pour les aider à quitter la bulle protectrice, Jean LeChasseur a créé un petit rituel. Le jour du départ d’une recrue, après ses 20 semaines, sa clé et son attestation dans la poche, tout l’atelier suspend ses activités, les employés dans les bureaux aussi, et ils font une haie d’honneur en chantant « Ce n’est qu’un au revoir… »
Avez-vous déjà vu des grands gaillards brailler ? C’est ça, une famille.
Le travail éloigne de nous trois grands maux : l’ennui, le vice et le besoin
Quelqu’un s’assoit à l’ombre aujourd’hui parce que quelqu’un d’autre a planté un arbre il y a longtemps
J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie.
Les bobos et les légumineuses
Une nutritionniste m’écrit sur la « diète » à base de végétaux du Dr Greger, soulignant qu’elle s’adressait à des « bobos » fortunés, vu le prix du brocoli. Elle n’a pas tort, pour tenir ce type de régime, il faut à la fois être renseigné et avoir compris que la prévention est la clé en matière de santé. On ne peut certainement pas demander à quelqu’un à qui on vient de couper son aide sociale de moitié de faire la fine bouche devant les paniers alimentaires. Par contre, éveiller la population quant aux mérites des légumineuses, changer les mentalités (viande = riche, végé = pauvre), lâcher un peu les protéines animales pour le mieux-être de tous, il me semble que ce n’est pas forcément « bobo » comme projet, vu le prix de la viande. Tout passe par l’éducation et j’appuie furieusement la campagne internationale du chef Jamie Oliver pour que les dirigeants du G20 imposent des cours de cuisine et de nutrition à l’école afin de contrer l’épidémie d’obésité. On signe ici.Visionné cette entrevue donnée par le nouveau DG du Chantier de l’économie sociale, Jean-Martin Aussant, en décembre dernier à RDI Économie. Il y explique la différence entre l’économie collaborative et l’économie sociale. Et une mention pour les paradis fiscaux !
Noté que l’économie sociale au Québec, c’est 3300 coops et 3700 OBNL, un secteur qui touche 150 000 travailleurs, plus important que celui de la construction. Quant au Collectif des entreprises d’insertion du Québec, il compte 50 entreprises en tout genre, réparties sur tout le territoire québécois. La friperie Renaissance est peut-être l’exemple le plus connu de ce type d’entreprise de réinsertion. J’y ai justement acquis une jolie robe d’été à 7 $ la semaine dernière et donné un pupitre et des livres cette semaine. On fait tourner la roue.
Lu le dernier numéro du magazine Relations (février 2016), « L’amour du monde. Socle de toute résistance ». Le titre le dit bien, une société mue par l’amour plutôt que l’appât du gain ou la démesure technoscientifique, peut-on encore en rêver ? J’ai bien aimé « le produit intérieur doux » par opposition au PIB, suggéré par Vivian Labrie. Et le texte « Pourquoi la politique est sans amour » du sociologue Gilles Gagné. Très indiqué cette semaine…