En bière
Des avocats de l'Abitibi-Témiscamingue viennent de faire brasser une bière à la gloire de leur cabinet. Baptisée L’Objection, cette bière, disent ces jeunes avocats avec un humour digne du temps des tavernes, « est créée à partir d’extraits de toges vieillies de dix ans dans un vestiaire de palais à laquelle nous avons délicatement ajouté de la crédibilité ». La belle affaire !
En moyenne, un adulte boit 470 verres de bière par année au Canada. D’autres indicateurs parlent de 80 litres par individus chaque année. À noter que les adolescents qui rentrent bourrés chez leurs parents le vendredi soir ne sont pas comptabilisés.
Les bikinis de Budweiser autant que l’allure faussement rétro des nouvelles pin up de l’Old Milwaukee continuent d’occuper l’avant-plan des campagnes publicitaires pour la bière. « Une fille gratuite avec chaque bouteille », annonçait même l’Old Milwaukee il n’y a pas si longtemps. Ce rétro donne l’impression de faire un pas en arrière alors qu’il ne fait que pousser plus loin la bêtise.
En marge des géants, les micro-brasseries font miroiter l’idée d’un univers plus raffiné.
Messieurs, aimez-vous La Diable au corps ? Sentez-vous L’Obscur Désir remonter du fond de votre bouteille ? Peut-être aimez-vous davantage L’Affranchie ? L’Entêté ? La Libertine ? Ou encore La Désérables, ce brillant jeu de mots qui offre l’occasion de montrer une jolie blonde au dos nu, les cheveux savamment décoiffés ? On trouve bien d’autres clichés embouteillés. La Noire Soeur,La Chipie, La Matante, La Joufflue, La Ciboire, La Valkyrie : toutes sont illustrées par des femmes sorties de chez un costumier pour fantasmes houblonnés.
Le marketing de la bière, y compris dans sa variante micro-domestique pseudo-cool, continue de mettre en scène comme avant un vieil imaginaire parfaitement réactionnaire destiné aux hommes de demain.
En 1841, Mgr de Forbin-Janson traverse l’Atlantique. Il vient de France avec son grand cirque de la foi. Arrivé à New York, il remonte ensuite vers le nord tandis qu’on s’agenouille sur son passage. Arrivé à Québec, Mgr de Forbin-Janson parle de soumission en une époque déjà dure et difficile. Il asperge d’eau bénite autant que de son éloquence tout un peuple qui, à genou, prosterné, reste coi devant lui.
Les soulèvements révolutionnaires de 1837-1838 viennent d’être écrasés. L’armée de la foi dont Mgr de Forbin-Janson est un des nouveaux généraux s’empare sans résistance d’une terre brûlée, désormais sans défense.
De Québec, du haut de sa grandeur, il se place en tête d’une longue procession où vingt-deux prélats se rendent élever une croix noire de la tempérance à Beauport. L’alcool, voilà un ennemi consensuel. Charles Chiniquy, le prêtre extravagant de Beauport, va publier un Manuel de la société de tempérance. Il obtient un énorme succès, puis finit par être excommunié. Devenu ennemi des catholiques, Chiniquy échappe à sa mise en bière prématurée alors qu’on tente de le tuer près de Montréal. Les Églises se disputent la prédominance du show-business de la foi. Le nom de Chiniquy, à peu près oublié, ressuscite pourtant de temps à autre, notamment dans l’oeuvre de l’intempérant Victor-Lévy Beaulieu.
En 1919, la population du Québec vote massivement Oui à un référendum contre la prohibition. La Commission des liqueurs est créée. Les coudes se lèvent. Des tavernes ouvrent.
À la fin des années 1960, le photographe Henri Cartier-Bresson visite le Québec, l’oeil toujours attentif, son petit Leica lui servant d’arc pour sa chasse aux images. De ses photographies prises au pays, l’ONF tire un film : Le Québec vu par Cartier-Bresson.
À Montréal, Cartier-Bresson visite une taverne. Les femmes n’y sont toujours pas admises. Des hommes nombreux, souvent assis seuls, dissolvent leurs pensées dans des grands verres stérilisés remplis à ras bord de bière blonde. Ils regardent dans le vide le plus absolu, posés là en apparence pour l’éternité, assis dans les nuages.
Pour ne pas troubler la complainte intérieure de leurs clients, les serveurs apportent d’un seul coup à leurs clients plusieurs verres ou bouteilles de bière. De temps à autre, quelqu’un rit tout seul, avant que la suite des interminables minutes ne continue de s’égrener dans le vide. Parfois, quelqu’un rit encore ou se met à parler fort, bien que seul. La bière des tavernes est d’abord une complainte offerte à soi-même.
On recommande des bières. Et d’autres encore. Ce rituel éthylique se pratique en retrait des femmes, bien qu’elles soient associées déjà de près à la publicité des brasseries : calendriers, pochettes d’allumettes, jeux de cartes, promotions diverses montrent des femmes sous les traits de divinités du temps présent.
La modernité faisant tout de même son chemin hors des verres de bière, les femmes finiront par entrer dans les brasseries. La parole aussi. Mais le langage de la bière reflète encore l’acte commercial qui le fonde au nom de quelques fantasmes masculins. La manière se raffine, du moins en apparence, pour ne plus laisser, le plus souvent, qu’un étrange arrière-goût.
Oui, d’hier à aujourd’hui, la bière et son show-business restent une affaire d’hommes. Tout comme les funérailles nationales.
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.