L’ivresse de la joie

La joie ne fuse plus avec la même spontanéité avec les ans qui passent et nous usent. L’enfant contamine même les rabat-joie les plus endurcis.
Photo: Jacques Nadeau Le Devoir La joie ne fuse plus avec la même spontanéité avec les ans qui passent et nous usent. L’enfant contamine même les rabat-joie les plus endurcis.

Ce qui est bien avec la joie, c’est que même avec l’Alcootest, on ne peut pas vous confisquer votre permis de conduire. Vous avez beau être sous influence, la joie n’affiche pas l’évanescence du plaisir, ni le contentement du bonheur. La joie est exubérante et jaillit, telle une source vive ; du THC pur dans les veines et dans le cerveau. On ne parle pas de filles de joie pour rien…

Janvier au-dessous de zéro n’est peut-être pas le mois le plus indiqué, mais j’ai beau regarder autour de moi, je ne la rencontre que dans le regard des enfants épris de neige folle et des chiens qui s’agitent la queue. Je me suis fait une radiographie intime récemment et j’ai bien dû admettre que je ne m’agitais pas souvent la queue. Il me semble que cette étincelle pure s’est raréfiée avec les années.

Je ne suis ni bougonne ni malheureuse, plutôt reconnaissante de mon existence, mais la joie ? Un entrefilet par-ci, par-là, comme la plupart des adultes qui ont oublié depuis longtemps ce terreau fertile dans lequel jardiner, ce lâcher-prise inégalé et l’explosion volcanique qui s’en suit. Si je n’avais pas d’enfant dans ma vie pour m’amener glisser quand il fait froid, j’aurais probablement tout oublié de la joie.

On s’est beaucoup penché sur le bonheur ces dernières années, dans la mouvance de la psychologie positive, mais pas si fréquemment sur la joie, cette terre promise. Le dernier essai du philosophe français Frédéric Lenoir, La puissance de la joie, tente le pari de cette émotion qui semble être partagée par tous les humains, certains mammifères et les oiseaux qui nous mettent le coeur en liesse avec leurs sonates de l’aurore.

Lenoir voit dans la joie une affirmation de la vie, mais se demande si on peut la faire émerger, l’apprivoiser ou la cultiver. En opposant l’Orient à l’Occident, il constate que la joie est essentielle au courant taoïste, mais plutôt boudée par les philosophes qui ont forgé la pensée européenne.

Joy of living

 

S’intéressant à Spinoza, Nietzsche et Bergson, Frédéric Lenoir nous montre qu’il y a trois façons d’accéder à la joie. D’abord par la présence attentive et l’ouverture du coeur (s’élancer dans la neige en route vers l’école), ensuite par la libération intérieure (tant pis pour ce que les autres attendent de nous) et par un mouvement qui nous relie au cosmos et à la joie de vivre. Vaste programme musical. À mon sens, la joie n’est certainement pas un exercice cérébral, mais plutôt une pulsion inextinguible de vie. Voilà pourquoi chanter et danser sont des expressions naturelles de cette joie.

Dès l’âge de raison, nous laissons filer notre lien inné avec la joie. « La joie de vivre que nous avons perdue, celle de notre enfance, vit encore à l’intérieur de nous, telle une source enfouie sous un tas de cailloux. Cette source de joie est permanente, même si nous n’en percevons que quelques jaillissements occasionnels. […] La joie est en nous, elle nous est donnée, mais nous l’étouffons, nous en bouchons la source à mesure que nous accumulons au-dessus les rochers qui proviennent de l’ego et du mental », écrit Lenoir. Parce que nous avons en général rompu avec la simplicité, la joie n’arrive plus à percoler à la surface de nos vies trop complexes pour encore s’émerveiller de riens.

« Nous cherchons en permanence le bonheur en nous projetant dans le monde extérieur alors qu’il se trouve en nous, dans la satisfaction profonde que nous pouvons tirer des plaisirs et des joies ordinaires de la vie, qui, pour la plupart, ne coûtent rien », constate Lenoir en épousant la philosophie bergsonienne. Il faut avoir goûté un peu aux dérives vides de sens de la société marchande pour arriver à cette conclusion, j’imagine.

Personnellement, les pensées de gratitude, petit exercice cucul, mais qui fonctionne, m’aident à mieux saisir combien la joie parsème ma vie. Tiens, dimanche dernier, je me suis couchée en remerciant Brian Mulroney (oui, oui !) d’avoir chanté a cappella When Irish Eyes Are Smiling dans un dîner d’anniversaire. J’en ai eu des larmes de joie aux yeux. C’est mon sang irlandais, ça continue à bouillir et je suis encore sensible à leur charme, ces satanés crooners. Le sourire de Mulroney me rappelle celui de mon père et de mes oncles : craquant. La joie de vivre a les dents blanches.

Chaque fois que je mets la gratitude au centre de mes pensées, il s’y trouve systématiquement des gens, des rencontres, des rires, des amitiés, jamais d’objets ni de gain matériel. Je le constate, ma joie se partage.

Ô joie !

Frédéric Lenoir a vécu trois ans et demi dans un monastère où il raconte avoir croisé la joie pure, celle de ne plus s’appartenir. Il dit aussi avoir rencontré le dalaï-lama une douzaine de fois et remarqué combien cet homme transpirait la joie, attitude qui exaspère l’intellectuel de base (parisien en tout cas) qui, selon lui, confond joie et niaiserie.

Il a aussi remarqué cette joie propre à certains mystiques, allégés du poids de la gravité, chez des paysans des Hautes-Alpes ou du Maroc, des gens simples et proches de la nature.

Cela m’a frappée moi aussi, tant en Haïti qu’au Cambodge. Ceux qu’on appelle des déshérités avaient un sourire et une joie toujours prête à fuser, contagieuse au possible. Proximité de la nature, lenteur de l’horaire, simplicité involontaire, trait culturel, capacité à s’extasier encore, jamais loin de la spontanéité enfantine, à danser à tout moment (pour les Haïtiens), qu’importe, ces gens m’ont démontré que la joie était un état intérieur complètement indépendant des facteurs externes.

Si la joie est souvent déclenchée par une expérience sensorielle, note Lenoir, écoutons nos sens. C’est précisément ce qui fait défaut aux affairés et aux nantis, en porte-à-faux avec le temps. « Or nous préférons la sécurité à la vraie liberté, le bien-être à la joie », rappelle le philosophe.

Et pour éprouver cette joie, il faut aimer la vie, ou du moins la savourer. Et pour savourer la vie, il faut s’arrêter pour en prendre soin. Comme aurait dit St-Ex : « C’est le temps que tu as perdu pour la vie qui fait la vie si importante. »

La joie est une puissance ; cultivez-la

J’ai reconnu le bonheur au bruit qu’il a fait en partant

Écouté Bing Crosby chanter While Irish Eyes Are Smiling. Le crooner parfait.

 

Feuilleté Comment être (plus) heureux (ou moins malheureux) de Lee Crutchley (éditions de l’Homme). Ce livre d’exercices concrets (vous remplissez les pages blanches et les espaces prévus) vous permet de cerner ce qui vous rend anxieux ou vous chagrine. Il invite aussi à appliquer certains « remèdes », comme peindre une pierre et la laisser dans un endroit public ou chanter à tue-tête une chanson joyeuse, regarder tout d’un oeil nouveau, improviser une journée, etc. Déconseillé à ceux qui n’ont pas envie de jouer, mais recommandé à ceux qui veulent se remettre en phase avec les petits riens de la vie. Une boutade davantage qu’un ouvrage.

 

Visionné la bande-annonce du documentaire En quête de sens, deux potes — Nathanaël Coste et Marc de la Ménardière — qui se mettent en quête de réponses à la fois spirituelles et scientifiques sur la crise économique et environnementale mondiale. Ils vont rencontrer des physiciens (dont Vandana Shiva) et des mystiques indiens ou tibétains, des chamans mexicains. Je retiens cette phrase de l’écologiste français Pierre Rabhi : « Le bien suprême dont on a besoin, c’est quoi ? La joie ! Et la joie, qui est un bien suprême, ne s’achète pas. » Le film sociofinancé est présenté au cinéma Beaubien à Montréal durant encore une semaine (en tournée aussi dans plusieurs grands centres du Québec) et on peut organiser des visionnements pour sa propre communauté, son village, son quartier.

Coup de vieille

J’ai changé de patron cette semaine. Vous l’avez peut-être appris, le nouveau directeur du Devoir s’appelle Brian Myles, 42 ans, ex-journaliste de ce même journal. Ça me fait tout drôle. J’ai vu passer quatre directeurs depuis mes débuts comme critique gastronomique au journal. À l’époque, les murs suintaient encore du passage de Claude Ryan, rue Saint-Sacrement, où je m’étais loué un bureau — je suis toujours pigiste — au 4e étage. J’ai dû rater Henri Bourassa de peu. Brian est « mon » cinquième directeur sur un total de neuf depuis 1910. C’est le premier que je tutoierai et qui est plus jeune que moi. On dit que tu réalises que tu es vieux le jour où le policier qui t’arrête est plus jeune que toi ou, encore pire, quand ton député l’est. Mais ton directeur ?

Je crois que je vais l’appeler « Monsieur Brian ».

Photo: Jacques Nadeau Le Devoir


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