Retrouver André Belleau

L’essayiste André Belleau est mort prématurément en 1986. Deux ans plus tard, je commençais mes études littéraires à l’UQAM, où Belleau avait été professeur. Dans plusieurs de mes cours, son nom était mentionné avec déférence. Son recueil d’essais Surprendre les voix était paru en octobre 1986, un mois après sa mort, dans la collection « Papiers collés », au Boréal. J’ai donc essayé de le lire. J’ai été déçu. À l’époque, je ne jurais que par les BHL, Finkielkraut et Scarpetta. Les courts essais de Belleau, consacrés à des enjeux culturels québécois, m’ont semblé banals. J’étais jeune et un peu colonisé.
Quelques années plus tard, à la faveur du renouveau du débat indépendantiste, je suis revenu, un peu par acquit de conscience, vers l’oeuvre de Belleau. Je ne l’ai pas regretté. J’ai trouvé là, finalement, un tour de pensée qui éclairait d’une manière absolument inédite quelques-unes des questions, notamment linguistiques, qui me tarabustaient. J’avais cru Belleau secondaire et je le découvrais, en le lisant mieux, essentiel. Ses propos sur l’indépendance du Québec, sur le statut du français au Québec et sur l’essai, m’en rendais-je enfin compte, m’étaient indispensables pour comprendre et justifier mes propres points de vue sur ces sujets.
L’an dernier, alors que j’étais à rédiger un texte sur le français d’ici, j’ai remué ciel et terre pour mettre la main sur un exemplaire de Surprendre les voix, que je ne trouvais plus chez nous. Impossible d’y arriver. Le livre était épuisé. J’accueille donc avec grande joie la réédition, dans la collection « Boréal compact », de ce recueil dont plusieurs des essais qui le composent ont conservé une brûlante actualité.
Pi-Ké ou Pé-Ka ?
Le récent débat sur la prononciation du nom du défenseur du Canadien P.K. Subban en constitue une preuve. Dans une intervention qui a suscité surtout des sarcasmes, Robert Auclair, président de l’Association pour le soutien et l’usage de la langue française, suggérait aux journalistes et aux commentateurs québécois de prononcer « Pé-Ka », et non « Pi-Ké », puisque « l’usage veut que le locuteur dans une langue prononce les noms étrangers selon la phonétique de cette langue afin d’être compris ». Auclair avait raison.
Dans « L’effet Derome », Belleau critiquait justement la tendance du célèbre présentateur de Radio-Canada à prononcer à l’anglaise tous les noms étrangers. Au lieu de dire IRA, par exemple, Derome prononçait « Aille-âre-ré ». Or, expliquait Belleau, « chaque langue a ses phonèmes propres » et « le système des sons d’une langue constitue une composante de celle-ci aussi primordiale que celui de la syntaxe ou du lexique ». Par conséquent, il faut considérer « l’effet Derome » comme « une linguistique de colonisé » aux effets délétères.
Cette manie d’angliciser la prononciation de tous les mots et noms qui ne sont pas français envoie le message que les sons du français « sont tout juste bons pour les choses familières » et que « le français est inapte à prononcer le monde », en plus de faire croire aux francophones « que toute altérité est de soi anglaise et qu’elle forme ainsi l’horizon ». On tue ainsi la diversité culturelle et, conséquemment, le Québec français, qui l’incarne en Amérique du Nord.
Belleau dissocie sa défense du français de l’idéologie nationaliste. Il n’est pas un partisan de l’unilinguisme français au Québec parce que cette langue aurait des mérites particuliers, mais parce qu’il en va du « plein exercice de la faculté humaine du langage ». Ce dernier passe nécessairement par une langue. Or, si celle-ci est méprisée ou refoulée, c’est l’accès même au langage, « faculté humaine fondamentale », qui est refusé, une situation qui entraîne « le silence de l’humiliation ».
Un individu, isolé, peut changer de langue, mais pas une collectivité développée de plusieurs millions de personnes. De là la sublime formule de Belleau, souvent mal interprétée, selon laquelle « nous n’avons pas besoin de parler français, nous avons besoin du français pour parler ». Ailleurs en Amérique du Nord, le poids des choses a réalisé un monolinguisme, anglais, de fait. Pour parvenir au même résultat, et parce que « le peuple québécois a droit au langage », donc au français, nous devons, ici, faire intervenir « de façon plus manifeste les leviers de l’État ». La démonstration est brillante et imparable.
Pensée et style
Belleau, c’est donc cette pensée forte et originale, mais c’est aussi une écriture vibrante, qui allie la rigueur — « lui qui savait tout », dit François Ricard à son sujet — à l’ironie, en cultivant la liberté de ton, de propos et de forme. Le style de Belleau consiste souvent à partir d’une question culturelle originale et à l’explorer avec brio, au fil de la plume, parfois de très savante façon, sans recherche d’une conclusion définitive, ce qui peut déstabiliser le lecteur non averti.
Le regretté Gilles Marcotte, dans un essai consacré à Belleau (voir Littérature et circonstances, Nota bene, 2015), parle d’une « aventure de la pensée et de l’écriture » qui serait la marque du véritable essayiste qu’était Belleau, c’est-à-dire « l’écrivain d’idées qu’on lit pour sa propre signature, quoi qu’il raconte, quelque domaine qu’il aborde ». Belleau, d’ailleurs, dans une autre de ses fulgurantes formules, définissait l’essayiste comme « un artiste de la narrativité des idées ».
C’était un artiste, en effet, celui qui écrivait, tout juste avant le référendum de 1980, ceci : « Les grands possédants, les grands intérêts, les hommes de pouvoir, les multinationales sont CONTRE. Esthétiquement, on ne peut être que CONTRE ce CONTRE. » Il ajoutait : « La meilleure réponse aux adversaires de l’indépendance, c’est de la faire. » Ça fait du bien de le retrouver.
Les grands possédants, les grands intérêts, les hommes de pouvoir, les multinationales sont CONTRE. Esthétiquement, on ne peut être que CONTRE ce CONTRE.