En pleine nature au Centre Bell

Il fallait acclimater ces beaux humanoïdes bleutés, protagonistes au cinéma d’«Avatar», à leur nouvel habitacle sur scène, entre lumière, décor-écran, matrice vibrante, incarnations bondissantes et fils tendus.
Photo: Annik MH De Carufel Le Devoir Il fallait acclimater ces beaux humanoïdes bleutés, protagonistes au cinéma d’«Avatar», à leur nouvel habitacle sur scène, entre lumière, décor-écran, matrice vibrante, incarnations bondissantes et fils tendus.

Au Centre Bell, immense aréna de toutes les joutes, où le bruyant public mange son pop-corn en croquant le spectacle par clics cellulaires, la poésie vient se poser. Elle qui prend son pied partout, durant le temps des Fêtes, nous entraîne au cirque. Voici Montréal et ses banlieues en concentré, langues, couleurs et âges confondus ; au rendez-vous à pleins gradins. Ça peut démarrer.

On nous avait prévenus : le dernier spectacle du Cirque du Soleil n’est pas un avatar d’Avatar. La partie science-fiction fut évacuée pour conserver l’univers de Pandora, une des lunes de Polyphème. Retour, donc, chez les Na’vis, chasseurs-pêcheurs, au sein du clan Omaticaya. À l’ombre de l’arbre des âmes garant de toute vie présente et future. Ça se déroule 3000 ans avant l’action du film de James Cameron, plus grand succès d’audience de tous les temps. Un « pre-sequel », comme disent les Américains.

Au cinéma, on s’était attaché à ces beaux humanoïdes bleutés à nattes, antennes et longues queues, en harmonie avec la nature dans leur jungle luxuriante. Bons sauvages à la Jean-Jacques Rousseau — « L’homme naît naturellement bon. C’est la société qui le corrompt », estimait le philosophe du XVIIIe siècle, à tort ou à raison — leur popularité au grand écran rejaillit sur celle du spectacle. Encore fallait-il les acclimater à leur nouvel habitacle, entre lumière, décor-écran, matrice vibrante, incarnations bondissantes et fils tendus.

Allez, le torrent nous emporte ! Montagnes, gouffres, volcans projetés, soudain animés pour accueillir acrobates et marionnettes dans l’univers du conte. Il était une fois, donc…

Voici l’arbre de vie sous première attaque. « Nous n’aurons jamais été aussi proches de l’extinction », lancera en français la voix du narrateur. Après nos Noël de pluie sur gazon vert, la foule s’approprie la détresse végétale. C’est gagné !

Une intrigue au fil de l’eau

On peut dire qu’il tombe à point, le virage du Cirque du Soleil. Cette fois, sans les prouesses qui cassaient le récit, seule l’histoire est reine, sous recommandation de Cameron. Un cinéaste sait à quel point le scénario demeure le nerf de la guerre. Sur fond d’initiation de jeunes Omaticayas en parcours d’épreuves, de luttes claniques et de quête traditionnelle d’objets fétiches, la trame toute simple de l’intrigue nous guide comme au fil de l’eau.

Quelque 35 interprètes, 40 projecteurs pour ce mégaplateau où les fleurs virtuelles voisinent leurs consoeurs de papier, d’ampoules ou de tout ce qu’on voudra. Le Cirque du Soleil avait déjà exploré, dans Totem, ce mariage des quatre éléments, en projections d’étangs, de cascades mêlés aux acrobates. Ici, fini l’épate. Tout s’épure et s’apaise.

Nous voici envoûtés par la prêtresse chantante à la robe couleur du temps, comme dans Peau d’Âne, par la chaleur des Na’vis, par les cocons lumineux, les talismans, les chevaux à crinière de zèbre, la tortue au nez de fourmilier, les yeux virtuels des hiboux, les animaux squelettes surgis de la nuit des temps.

Après tout, songe-t-on, de grandes mythologies sont nées à l’aube de l’humanité, après que nos ancêtres eurent trouvé des ossements de dinosaures, de ptérodactyles, de mammouths et autres gigantesques créatures disparues. Celles-ci allaient se voir transformées par l’esprit humain en dragons et chimères, qui hantent toujours l’inconscient collectif. Dans Toruk, on croit retrouver la première incarnation des géants du Crétacé aux yeux des hommes, à travers ces ossements articulés.

Métissage et mutation

 

Le Cirque du Soleil, qui avait essuyé des revers et tournait en rond dans son chapiteau, devait se transformer. Cette fois, du moins, c’est le grand coup. Se coller au récit, mais oui, et dans l’avenir encore, espérons-le.

Chez nous, nul n’a oublié la commotion de la vente récente du fleuron culturel québécois à des consortiums américains et chinois. Devant Toruk, s’apaise un peu la fibre chauviniste. Les créateurs québécois y sont omniprésents. À croire que la multinationale a cherché à rassurer son monde. « Mais non, on ne vous a pas quittés. La preuve… », dirait-on presque.

Du coup, on se rappelle que Guy Laliberté, avec 10 % des parts, n’a pas complètement extirpé la compagnie, toujours sous la direction de Daniel Lamarre, de son premier berceau.

Quatrième collaboration avec le Cirque du Soleil de Michel Lemieux et Victor Pilon, grands artistes montréalais du multimédia, les maîtres d’oeuvre d’Icare ont concocté le parfait mélange de motifs tribaux, d’émotion et de lumière dans leur alambic d’alchimistes. À leurs côtés : Carl Fillion, collaborateur de Robert Lepage, attelé à la scénographie et à la conception des accessoires. Ajoutez les marionnettes géantes de Patrick Martel, la conception sonore de Jacques Boucher, etc.

Allez, ça va ! L’honneur est sauf. Quant au reste, le Cirque du Soleil a toujours été métissé et ses tentacules sont planétaires.

On le voit convoiter l’immense marché chinois, désormais ouvert sans quotas, après le partenariat avec le groupe local Fosun. Toruk y aboutira en 2017, après grande tournée internationale. Chose certaine, ni à Pékin, ni à Shanghaï, le public ne se sentira dérouté par ces oiseaux cerfs-volants, ces corolles de fleurs lumineuses au bout des perches comme les soucoupes de leurs jongleuses, ces ponts de corde suspendus ; les mêmes que chez eux. Depuis le temps que le Cirque emprunte aux traditions de l’Empire du milieu, les sources s’entremêlent sur cet immense territoire aussi.

Elles demeurent pourtant nombreuses, les sources du Cirque du Soleil. Par ici, la danse kecak des Balinais, où les hommes imitent les singes, la fleur indonésienne immense de l’Arum Titan à l’odeur putride qui ne s’ouvre qu’une fois par sept ans, les coutumes chamaniques africaines, asiatiques et autochtones des deux Amériques.

C’est avec les us, défroques et environnements encore vierges des Peuples Premiers de la terre que ces humanoïdes d’une autre planète furent dessinés par Cameron, puis par les concepteurs de Toruk. L’Amazonie, la jungle indonésienne déforestée et toutes les cultures primitives assassinées interpellent le spectateur de concert. Leur message nous entre en pleine poire. Comme quoi la plus grande réussite d’un spectacle ne réside pas dans ses exploits d’athlètes, mais dans la résonance qu’il trouve dans le coeur des gens.

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