Désordre des médecins
Selon une célèbre formule, pour expliquer le comportement d’une organisation sociopolitique, il suffit souvent de supposer qu’elle est contrôlée par une conspiration de ses ennemis. Une variante précise qu’il s’agit en fait d’ennemis de l’objectif principal supposé de cette organisation.
Autrement dit, les groupes de pression, les corporations ou les partis politiques agissent fréquemment de manière à confirmer les reproches fondamentaux de leurs adversaires.
La surprenante entrée en scène de Pierre Karl Péladeau dans la dernière campagne électorale provinciale confirme cette règle. Les adversaires libéraux n’auraient pas mieux dessiné un adversaire péquiste idéal, enragé de l’indépendance.
La campagne publicitaire diffusée dans plusieurs médias juste avant Noël par la Fédération des médecins spécialistes du Québec fournit un autre exemple éclairant. Dans ce cas, on se retrouve avec une pièce de propagande qu’on dirait sortie des détracteurs de la médecine actuelle, jugée affairiste, gloutonne et marchande. La corporation vient ainsi confirmer l’impression que les médecins se gavent dans l’auge commune et rotent dans la mangeoire tout en répétant qu’ils ne font que servir le bien commun.
Dans cette pub, la présidente de la corporation, Diane Francoeur, apparaît les bras croisés sous une sorte de lettre ouverte à tous vantant le dévouement de ses membres. « Je serai du groupe, annonce-t-elle. Fêtes, pas Fêtes, nous veillerons à soigner les patients puisque la maladie, le cancer, les urgences, les accouchements ne prennent jamais de vacances. »
Le court texte interpelle ensuite les médias et les journalistes. Ça va comme suit : « Et puisque les médias s’intéressent beaucoup aux médecins, nous avons pris la résolution, dès janvier, d’inviter des journalistes, des chroniqueurs et des éditorialistes à accompagner des médecins spécialistes sur le terrain pour vivre ce défi du quotidien qui ne fait pas les manchettes. De vrais patients à soigner et de vrais médecins à pied d’oeuvre pour les traiter. »
La franchise de la proposition n’excuse pas son sans-gêne. La mode est aux publireportages, alors pourquoi ne pas nous en payer, nous aussi, se disent donc les nababs de la santé. Les sujets sont là, à prendre tout enrobés pour les relayer : le vrai cardiologue qui opère le vrai cardiaque ; le vrai urgentologue qui sauve le vrai accidenté de la route.
Il faut encore le répéter : méfions-nous des idéologies de profession ! Les bouchers et les chasseurs se présentent comme des amis des animaux. Les journalistes se conçoivent comme des gardiens de démocratie. Les médecins, eux, s’imaginent dans le seul rôle des saintes vigiles de la vie, des sortes de dieux, malgré eux.
Le problème n’est pas là, du côté de la médiatisation du terrain vital, mais alors pas du tout. Des reportages sur le dévouement du « bon Dr Julien » ou d’autres médecins, il n’en manque pas. Télé-Québec vient de diffuser De garde 24/7, fabuleuse série documentaire sur le quotidien (et les nuits) « de ceux et celles qui passent leur vie à sauver la nôtre », comme le résument les documents promotionnels.
Beaucoup de gens, comme bien des journalistes ou les chroniqueurs, ne doutent pas du professionnalisme ou de la compassion dévouée des médecins ou des autres intervenants en santé au Québec. D’ailleurs, en passant, des professionnels essentiels et dévoués, il n’en manque pas non plus en éducation ou dans les services de sécurité.
Par contre, la grogne monte dans la population contre les faveurs accordées par milliards à la corporation du sarrau. La revue Argument vient de poser autrement le problème en se demandant dans son dernier numéro si le Québec n’est pas malade de ses médecins. Au lieu de chercher à embarquer (comme dans « embedded ») les journalistes dans ses basses oeuvres racolantes, la docteure Francoeur devrait lire et méditer cette publication.
Au total, les articles inversent la question et demandent si ce n’est pas plutôt la médecine qui est malade de sa société, elle-même hypocondriaque. Le Québec ressemble à un gros hôpital qui néglige son école ou son musée pour engraisser le plus gras dur du corps médical.
Le diagnostic parle d’un « désenchantement à l’égard de la médecine ». Un des articles souligne la remise en question des trois piliers sur lesquels la profession s’est élevée : « Une tendance à la dé-déification (ou démystification) qui jette la lumière sur les limites, les vulnérabilités et la faillibilité des médecins ; une tendance à la démocratisation (ou à la légalisation) qui remet en cause le statut privilégié du savoir médical dans la relation de pouvoir face aux patients, aux autres professionnels de la santé et à la société ; une tendance à une vision entrepreneuriale (et marchande) de la médecine et du médecin qui met en péril son image de professionnel au service du bien commun. »
La corporation démystifiée et entrepreneuriale souhaite maintenant que les journalistes aident ses membres à se refaire une réputation en appuyant encore et toujours sur ce « service du bien commun ». Et basta ! Une autre façon toute simple de comprendre le comportement d’un groupe de pression, c’est de se rappeler qu’il agit par égoïsme et intérêt, tout simplement.