Le radeau de Bozo

Ils seraient un peu plus de 3000 à Montréal sans feu ni lieu.
Photo: Jacques Nadeau Le Devoir Ils seraient un peu plus de 3000 à Montréal sans feu ni lieu.
Ce texte s’inscrit dans la série « Un hiver avec Félix Leclerc » qui, jusqu’au 21 mars prochain, explore des mutations, des perspectives, des enjeux sociaux, politiques ou culturels du Québec contemporain tout en faisant un clin d’oeil à l’artiste. Aujourd’hui, la pauvreté, l’exclusion et le pouvoir de la poésie, sur l’air de Bozo…
 

Dans mon coin de Montréal, il y a un sans-abri très gros qui sourit aux anges. Parfois, je le retrouve étendu sur un banc du métro, une bouteille vide à côté de lui. Les gens lui lancent un oeil torve, car il pue, faut dire, en plus d’occuper toute la place. Nul ne songerait à s’asseoir à ses côtés, par le bout du banc. Tous attendent que la rame passe, bien campés sur leurs deux pieds, en regardant ailleurs.

Puis il se secoue un peu, nous examine avec son air d’innocence, part se promener en tanguant. Dans la rue, des larmes coulent sur son visage de temps en temps. Alors on lui fait des saluts, on lui donne un peu d’argent en espérant le consoler. Mais il vit ailleurs, là-bas dans les nuages, loin des passants, loin des usagers du métro aux mines respectables qui s’en vont bosser. Sans toute sa tête, c’est évident. Un simplet, comme on aurait dit jadis.

Je l’appelle Bozo, à part moi. À cause de la touchante chanson de Félix Leclerc. Vous savez, celle qui célèbre le fils du matelot, fou du lieu, dans son marais de joncs mauvais. Maître céans de ce palais branlant, le simplet de Leclerc s’invente un château, des fêtes somptueuses et une amoureuse. Puis la réalité le rattrape et il pleure ses illusions perdues sur son vieux radeau.

Comme Bozo, je l’entends rêver tant qu’il peut, ce sans-abri de mon quartier. Son monde imaginaire le sauve de bien des réalités malveillantes. Du moins, il me plaît de le croire. Car je m’invente des histoires à sa vue : qu’il se voit mince, riche et beau, dans un décor de conte de fées, avant de retomber sur le macadam de tout son poids. Ouille !

Rêve, mon Bozo !

Sans feu ni lieu

 

Cet homme habite un coin de mon paysage mental. Aussi un autre que les policiers surnomment « Spike Lee », pour sa ressemblance avec le cinéaste noir américain, et qui chaparde des trucs chez Jean Coutu. Tous deux tendent la main ou le chapeau sur le trottoir. La vieille gitane également, dont les yeux désenchantés m’assurent qu’ils ont tout vu, même le pas racontable. Elle ne rêve pas, celle-là, à moins que veille et sommeil ne soient peuplés de purs cauchemars. La dame soupire d’un air las quand on prend de ses nouvelles, répond : « C’est dur » dans un français cassé. D’où vient-elle ? De Roumanie, à vue de nez ; pas malade ni intoxiquée. Juste pauvre, sans doute violentée.

Alors oui, le projet du maire Coderre de nommer un protecteur des personnes itinérantes est un vrai pas en avant, comme celui de sortir 2000 itinérants de la rue d’ici cinq ans, même si plusieurs de ses fils restent à attacher.

Ils seraient un peu plus de 3000 parmi nous à Montréal sans feu ni lieu, plusieurs toxicomanes, d’autres comme mon Bozo, dérivant sur leur radeau dans la démence en sus de l’alcool. Quand l’hiver est doux comme cette année, ça fait juste un peu moins mal au coeur de les voir couchés n’importe où. Les jeunes comme les vieux. Ils ont trébuché. On ignore sur quoi. Alors juger…

Du reste, c’est la diversité dans leur camp aussi.

Certains n’ont même pas perdu l’équilibre, mais rejettent « le système », comme tant de vagabonds depuis toujours et sous tous les cieux. Ils seront plus rétifs à sortir de la rue, ceux-là.

Après tout, de grands poètes ont connu l’errance, de François Villon à Georges Brassens, en passant par Arthur Rimbaud, les poings dans leurs poches crevées, libérés du poids des biens matériels et des tracasseries du travail, mais l’esprit en envol. Ceux que les graves gens regardent de travers voient parfois au loin le gouffre planétaire où la folie consommatrice entraîne les nantis, en refusant de s’y associer. Des vendeurs de L’Itinéraire me jettent leurs vers en pâture ici et là. Bozo est parmi eux.

Des formes encapuchonnées

 

Dans le temps de Noël, les gens se sentent plus généreux. On les voit vider leur gousset devant une forme encapuchonnée au centre-ville, avec la mauvaise conscience de ceux qui vont fêter et une vague réminiscence du sens religieux de cette fête-là, aux valeurs collectives balayées en même temps que la religion ; de partage, d’éthique et de tolérance.

L’esprit des Fêtes aide du moins à garnir le bas de laine de fondations comme celle de l’Accueil Bonneau, qui soutient le peuple de la rue, avec le toit, les vêtements, le couvert, et plus encore. Car sont offerts aussi là-bas des ateliers d’artistes, musique et création. L’être humain ne vit pas que de pain.

C’est souvent du bas de l’échelle que l’esprit embrasse au plus profond l’horizon social, avec mille choses à exprimer en retour. Clochards ou robineux, punks vingt fois troués, sages d’en avoir tant bavé, voyants parce qu’invisibles, qu’avez-vous à dire à ceux qui vous croisent d’un pas trop pressé ?

Autrefois, les rêveurs errants, les simplets, les « originaux et détraqués », comme titrait notre poète Louis Fréchette son recueil de portraits bigarrés, étaient mieux intégrés à la société qu’en nos temps d’individualisme urbain. Il y décrivit si bien au XIXe siècle les bizarreries des ermites, des « quêteux », des bohèmes, des pousseurs d’injures et des fous mystiques du Québec ; son livre vivant et coloré se savoure encore avec délectation.

« Je n’ai ni bourse, ni bagage, ni feu, ni lieu. Je jette l’or par les fenêtres quand j’en ai, et j’oublie souvent que je n’en ai pas », écrivait Fréchette aussi en 1871 dans sa pièce Félix Poutré, hommage à un Patriote errant.

D’hier à aujourd’hui, les Bozo de nos rues et des chemins de campagne ont lancé des rimes et des pleurs au vent. Par-delà les aumônes tendues de haut en bas, on gagnerait tous — eux dans leur dignité, nous dans notre connaissance du monde — à ralentir le pas et à soudain tendre l’oreille, juste pour les écouter.

Bozo

Paroles et musique : Félix Leclerc

Dans un marais
De joncs mauvais
Y avait
Un vieux château
Aux longs rideaux
Dans l’eau

Dans ce château
Y avait Bozo
Le fils du matelot
Maître céans
De ce palais branlant

Par le hublot
De son château
Bozo
Voyait entrer
Ses invités
Poudrés

De vieilles rosses
Traînant carrosse
Et la fée Carabosse
Tous y étaient
Moins celle qu’il voulait…

Vous devinez
Que cette histoire
Est triste à boire
Puisque Bozo
Le fou du lieu
Est amoureux

Celle qu’il aime
N’est pas venue
C’est tout entendu
Comprenez ça
Elle n’existe pas…

Ni le château
Aux longs rideaux
Dans l’eau
Ni musiciens
Vêtus de lin
Très fin

Y a que Bozo
Vêtu de peau
Le fils du matelot
Qui joue dans l’eau
Avec un vieux radeau

Si vous passez
Par ce pays
La nuit
Y a un fanal
Comme un signal
De bal

Dansez, chantez
Bras enlacés
Afin de consoler
Pauvre Bozo
Pleurant sur son radeau…


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