Un pont Félix-Leclerc

Cette chronique, la dernière avant le 11 janvier, s’inscrit dans la série «Un hiver avec Félix Leclerc». Jusqu’au 21 mars, à l’initiative de mon collègue Fabien Deglise, cette série entend explorer des mutations, des perspectives, des enjeux sociaux, politiques ou culturels du Québec contemporain, en prenant appui sur des éléments tirés de l’oeuvre de l’artiste disparu en 1988. Ici aujourd’hui, une brève réflexion à propos d’un vieux malaise culturel.​

Le fou de l’île est un livre dont la tête est tendue vers le ciel de l’amour, mais dont les pieds restent accrochés à l’aube. Le manuscrit fut d’abord refusé par des éditeurs canadiens. En 1958, désormais connu, Félix Leclerc finit par trouver une bonne place au programme d’un grand éditeur français.

Dans la réclame rédigée à Paris pour assurer la promotion du Fou de l’île, Félix est présenté comme « rude ». On ajoute qu’il écrit « dans une langue drue », mais néanmoins « savoureuse ». Et l’éditeur de tenter d’embrayer la mécanique de sa réclame en grande vitesse en situant l’auteur mal léché et mal peigné quelque part entre la géographie de la parole de Jean Giono et celle de Charles Trenet.

Il se trouve donc publié à Paris chez Denoël, éditeur notamment de Céline. Au sortir de la guerre, Robert Denoël a été assassiné. La maison où publie Félix appartient désormais à Gaston Gallimard. Aussi bien dire qu’il n’est pas relégué du tout à la marge de la littérature, pas plus d’ailleurs que son ancien compagnon de radio Yves Thériault, en lice cette même année 1958 pour le prix Goncourt.

Bien installé en France, connu et apprécié d’un vaste public là-bas comme au Canada, Félix a ceci de particulier qu’il s’écarte du rapport difficile qui d’ordinaire prévaut entre les intellectuels de son pays et l’Europe. Ce rapport, très souvent, est de l’ordre de la névrose. Il témoigne à tout le moins d’une profonde insécurité identitaire.

Des Canadiens partis étudier en Europe jouent les ours insensibles au monde d’émotions qui s’ouvre pourtant à eux. D’autres ressemblent à des naufragés affolés, flottant à la dérive au milieu d’une mer culturelle qui les avale faute pour eux de parvenir à y nager. De retour d’Europe, André Laurendeau dira avoir mis cinq ans pour que la blessure de ce contact culturel se cicatrise enfin.

Il me semble que, à l’orée des années 1960, Félix offre un dénouement heureux à ce rapport identitaire trouble. Il ouvre la voie à un rapport plus décomplexé de la culture québécoise à la culture européenne. Comment ?

Dans Moi, mes souliers, un livre autobiographique, Leclerc raconte qu’au cimetière du Père-Lachaise, il vole un jour une lettre de métal arrachée à la tombe de Jean de La Fontaine. « Elle était presque tombée, une vieille vis de trois siècles la retenait à peine, elle tombait, la pauvre lettre, alors je l’ai respectueusement arrachée et l’ai foutue dans ma poche. Ne vous demandez plus où elle est, c’est moi qui l’ai bel et bien volée, j’en demande pardon. Elle est ici sur mon mur dans mon grenier du Canada, au bord du lac des Deux-Montagnes et j’en prends grand soin. » Ce « e » volé, on le voit bien dans un film d’époque tandis que Félix se trouve à son ouvrage. Il me semble que cette histoire indique déjà une attitude nouvelle : il n’y a pas à craindre d’avancer tête haute auprès de La Fontaine, Verlaine, Villon et autres, étant entendu que ce sont nos frères de culture.

Félix Leclerc avance au monde, sans jamais oublier qu’il vient d’un pays québécois qui s’enracine près d’un énorme pont déjà tombé deux fois. Hélas, l’avenir de ce pays semble souvent se limiter, comme il l’écrit lui-même dans Notre sentier, à « l’espérance de le voir tomber une troisième ».

En ce pays où l’histoire est souvent mise en attente, Félix fait pour ainsi dire le pont entre l’Amérique et la France. Il est sans doute le premier artiste tout comme le premier intellectuel venu du Canada français qui se montre capable d’intérioriser ces deux pôles constitutifs de son identité sans que l’un éprouve le besoin de tuer l’autre.

Mieux que quiconque, ce poète me semble annoncer avec panache qu’un autre modèle culturel moins inhibé se met en place à l’aube des années 1960. Le barde de l’île d’Orléans ne va pas constituer pour rien, presque à lui seul, une plateforme nationale d’où se projettent ses successeurs. Félix connaît mieux que quiconque l’importance de débloquer les portes de la création grâce à l’assurance d’une existence culturelle pleine et assumée.

Félix s’affranchit des habituels reniements qu’encourage la mélancolie culturelle québécoise. Il apparaît dégagé de l’idée qu’une grande culture ne sait que faire de sa périphérie et vice versa. Même s’il pose en paysan meneur de boeufs et qu’il n’utilise que trois accords de guitare pour s’accompagner, Félix Leclerc apparaît à cet égard nettement plus moderne que ses devanciers.

Nous réussissons mieux nos paysans que nos intellectuels, disait André Laurendeau dans une réflexion célèbre consacrée à ceux qui, au début des années 1960, étaient encore appelés les « retours d’Europe ». Le premier, Félix va trouver à unir par un pont culturel original le paysan et l’intellectuel d’ici.

Mais il y a ceci de particulier aujourd’hui que les avancées de cette alliance enfin décomplexée qu’annonçait Félix apparaissent remises en question au nom d’un horizon qui se prétend universel mais dont les seuls éclats, la plupart du temps, appartiennent au miroir brisé d’une culture waltdysnéifiée.

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