Il faut qu’on parle de nos médecins

Dans son numéro courant, l’excellente revue Argument pose une question brûlante : « Le Québec est-il malade de ses médecins ? » La profession médicale, tous le reconnaissent, est noble et exigeante. Justifie-t-elle pour autant les privilèges exorbitants accordés aujourd’hui à ceux et celles qui la pratiquent ? Quand on fait la queue devant la porte d’une clinique, à sept heures du matin, par une température glaciale, dans le but d’obtenir un rendez-vous, on se le demande.
La grogne, dans ce dossier, commence à enfler. « C’est une caste discrète qui a réussi à mettre les ressources de l’État à sa disposition sous prétexte de sollicitude », accuse le philosophe Christian Saint-Germain dans L’avenir du bluff québécois (Liber, 2015). Même le docteur Serge Daneault, dans son essai Un médecin se confie (La Presse, 2014), avoue éprouver « une petite gêne » devant les exigences salariales de ses confrères.
Club du 1 %
Il faut reconnaître que nos médecins ne se privent pas. Dans L’actualité du 15 décembre 2015, on peut lire que « le salaire moyen des médecins au Québec est passé de 240 261 $ en 2009-2010 à 305 580 $ en 2013-2014 ». Cela, évidemment, leur permet de faire partie du club du 1 % le plus riche.
En juillet 2014, Le Devoir nous apprenait que le salaire moyen des médecins de famille était de 264 673 $ pendant que celui des spécialistes s’élevait à 384 129 $. Pour nous dorer la pilule, certains médecins invoquent leurs frais de bureau. La blogueuse Jeanne Émard a fait le calcul. Ces frais, bien réels, font passer les salaires à 219 200 $ pour les premiers et à 356 038 $ pour les seconds. « Et cela ne tient pas compte, précise-t-elle, des baisses d’impôts dont ils peuvent bénéficier en exerçant en société. » Conclusion : nos médecins sont très grassement payés. Émard ajoute même que, en 2010, « les médecins spécialistes, contrairement à ce qu’on nous dit toujours, gagnaient plus au Québec que dans le reste du Canada et que le revenu de nos omnipraticiens n’y était inférieur que de 6 % ».
Et alors, dira-t-on peut-être, en quoi est-ce un problème ? Dans sa contribution au dossier de la revue Argument, le médecin Marc Zaffran, aussi romancier sous le pseudonyme de Martin Winckler, fournit quelques pistes de réflexion. Parce qu’elles sont prestigieuses et coûteuses, les études en médecine excluent les jeunes des classes défavorisées et cultivent un esprit très compétitif. « Devenir médecin, écrit-il, est une foire d’empoigne, et il n’est pas possible d’en faire abstraction quand on apprend à soigner. » Zaffran souligne notamment que « la formation clinique, sectorisée et spécialisée, tend à diminuer l’empathie des étudiantsen médecine plutôt qu’à l’accroître ».
Plus encore, continue Zaffran, « s’enrichir en pratiquant la médecine est […] problématique ». La richesse, évidemment, vient avec le prestige et ce dernier s’obtient en soignant ceux qui en ont, c’est-à-dire les riches, qui ont pourtant moins besoin de soins que les pauvres.
En guise de remède, Zaffran adhère à une proposition d’André-Pierre Contandriopoulos, professeur en administration de la santé à l’Université de Montréal, selon laquelle les médecins devraient être des salariés de la collectivité, payés, ni plus ni moins, comme les professeurs d’université. Ainsi, nous pourrions même avoir plus de médecins, qui seraient libérés de la logique entrepreneuriale, incompatible avec la vocation humaniste de leur profession.
Triomphe de la médecine
Le professeur de philosophie Raphaël Arteau McNeil est d’un avis semblable. Le prestige et l’argent rattachés au statut de médecin en ont fait « la profession la plus valorisée ». Cela entraîne que les étudiants les plus forts, sur le plan scolaire, choisissent souvent cette voie, même si la vocation n’y est pas. Pour eux, comme pour la société, devenir médecin est synonyme de réussite.
Cette situation produit deux effets pervers : les étudiants poursuivent leur formation avec une attitude entrepreneuriale (il s’agit moins d’avoir de l’intérêt pour les études que de réussir à tout prix) et cultivent « une compréhension techniciste de la science médicale » (il s’agit moins de réfléchir que d’être strictement efficace). Se perd, dans cette dérive, l’approche humaniste de la médecine, faite d’écoute, d’empathie et d’accompagnement.
Le problème n’est pas individuel, mais systémique. Dans sa décapante pièce de théâtre Knock ou le triomphe de la médecine (1923), Jules Romains fait dire à son personnage principal que son rôle est d’amener tous les individus « à l’existence médicale » en leur faisant croire que « les gens bien portants sont des malades qui s’ignorent ».
Dans la réalité, cette stratégie de prise du pouvoir par l’institution médicale a fonctionné à merveille. Alors que nos ancêtres voulaient sauver leur âme, nous misons tout sur nos corps. Nous avons ainsi, selon le docteur Alain Vadeboncoeur dans Argument, troqué une dépendance envers la religion contre une dépendance envers la médecine. Les fournisseurs de « sens médical » (Romains) en profitent en multipliant une offre de soins inutiles et ruineux (examen annuel, tests de dépistage, etc.), que nous quémandons en toxicos hypocondriaques.
Pourtant, conclut Vadeboncoeur, la santé repose d’abord sur de bonnes conditions de vie et sur la justice sociale. Il a raison. D’ailleurs, si les médecins avaient des salaires plus raisonnables, ça laisserait plus d’argent pour le reste, comme le soulignent courageusement les membres du CA de Médecins québécois pour le régime public, dans leur blogue du 11 décembre dernier.
Le prestige et l’argent rattachés au statut de médecin en ont fait la profession la plus valorisée. Cela entraîne que les étudiants les plus forts, sur le plan scolaire, choisissent souvent cette voie, même si la vocation n’y est pas.