Sur les pas de l’Autre

J’ignore si l’art peut changer le monde, mais je le sais souvent seul capable de nous faire pénétrer l’esprit de l’Autre. Cet Autre qu’on aurait tendance à réduire, à comprimer, à « passer sans le voir », comme chanterait Trenet. Les voyages aident aussi.

Moins on le saisit, cet Autre-là, plus on a besoin de réclamer aux oeuvres et aux rencontres leurs portes ouvertes sur son inconnu. Les bulletins d’information n’aident guère. Tout n’y est qu’images-chocs et que propos tronqués. Les nuances se faufilent ailleurs, dans le dialogue, dans la lecture, devant des films aussi, sésame vers le vertige des intériorités.

J’arrive de Marrakech, du monde de l’islam si souvent foulé, toutes frontières confondues. Et à l’heure où l’Occident pose un jugement dur tissé d’amalgames sur les sociétés musulmanes, je vis le privilège de me frotter à ces cultures complexes, secouant les préjugés que les récents carnages m’ont malgré moi recollé dessus.

Ils craignent là-bas l’islamisme autant que nous. Davantage, car comme me demandait une Marocaine européanisée : « En tant que bougnoule francophone, où puis-je marcher librement ? » Ni au Maroc ni à Paris. Elle garde la nostalgie d’un Québec jadis arpenté. Je lui explique : chez nous aussi, les gens ont peur.

« L’avenir paraît si sombre, soupire-t-elle. Qu’est-ce qu’on va payer ! Ce n’est pas l’islam, c’est le désespoir, la perte de sens qui animent ces jeunes djihadistes-là. Comment les arrêter ? Cette troisième guerre mondiale n’oppose pas des territoires, mais des idéologies. »

 

Poésie maghrébine

En Tunisie, frappé en 2015 par trop d’attentats, le tourisme est moribond. Même au Maroc, monarchie plutôt stable, l’infinie variété de ses paysages, de son artisanat et de son architecture n’y change rien : jamais n’a-t-on connu de saison hôtelière plus creuse que ce début d’hiver en mal d’étrangers, assurent les journaux locaux. Les marchands s’en plaignent, exhibent des goussets vides. Pas de dirhams.

Un jeune homme au souk des teinturiers, où les ballots de laine surplombent la terre battue, me lance : « Nous sommes tous pareils, n’est-ce pas ? » Il en doute. Je lui serre les deux mains pour le rassurer. Et comment l’en convaincre ? Sa djellaba effilochée assure qu’il manque de tout.

J’aime Marrakech et sa médina, ses souks des profondeurs — vrais étals du Moyen Âge où les artisans martèlent le fer ou le cuir — les cigognes nichées sur les murailles du vieux palais saadien El Badi, sa place Jemaa al Fna, cirque à ciel ouvert qui palpite comme le coeur du monde. Rendue à ses habitants, vidée de touristes, si pauvre et vivante, cette place-là.

Dans un cercle, un conteur berbère aux yeux de feu psalmodie une histoire qui tient l’auditoire cloué. La nuit enveloppe les passants comme un burnous noir.

En culture de tradition orale vivace, analphabétisme oblige : cette poésie maghrébine. Mes habitudes de lire à l’étranger les auteurs du pays m’accrochent à son souffle : « Que peut un conteur ruiné par la pleine lune qui le cambriole sans vergogne ? » demande le « goncourtisé » Tahar ben Jelloun dans L’enfant de sable.

J’ai traîné son roman là-bas. Quelques pages le soir et c’est l’envoûtement. « Entre vous et moi, une longue absence, un désert où j’ai erré, une mosquée où j’ai vécu, une terrasse où j’ai lu et écrit, une tombe où j’ai dormi. » Plus loin, son héros halluciné évoque ses mirages : « Les personnages que je croyais inventer surgissaient sur ma route, m’interpellaient et me demandaient des comptes. J’étais pris au piège de mon propre délire. »

Il nous prévient, Tahar ben Jelloun : « La violence de mon pays est aussi dans ces yeux fermés, dans ces regards détournés, dans ces silences faits plus de résignation que d’indifférence. »

Comme partout, au fait.

 

La fabrique aux djihadistes

Au retour dans l’avion, me voici plongée dans un autre roman sorti de mon sac, signé par un jeune auteur marocain : Abdellah Taïa. Infidèles, publié en 2012, n’est pas sans liens avec L’enfant de sable. Même errance sur stations d’épreuves. Cette fois, à partir d’une mère prostituée, d’opprobre subi, de tortures dans les prisons marocaines ; des profils islamistes se dessinent.

Comment fabrique-t-on un terroriste ? s’est demandé l’écrivain. Il répond par des interrogations qui ne justifient pas les crimes, mais tendent à l’Occident le miroir du colonialisme et de la mondialisation — ces machines à broyer les différences culturelles — et aux régimes en place celui de leurs tyrannies : « Qui nous a amenés jusque-là, à cette déchéance, à ce malheur, à cette négation de nous-mêmes, à cet aveuglement contagieux ? demande-t-il. Qui empêche nos âmes de voler et d’écrire une autre histoire avec un nouveau messager ? Qui nous bloque, nous pétrifie et nous dénie le droit d’être ce que nous sommes à l’origine : des hommes debout ? » Et souffle le vent du désert sur ses questionnements…

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