Un parrain à Marrakech

Quand Francis Ford Coppola tourna le premier Parrain au début des années 70, ses bras de fer avec les « Moghols » du studio Paramount empoisonnèrent tellement sa vie qu’il développa, dit-on, une allergie à la merveilleuse chanson-thème de Nino Rota, trésor de la mémoire collective. Or, dans tous les restaurants où le grand cinéaste américain se pointe, les orchestres le jouent avec entrain afin de l’honorer, ignorant que cet air lui procure encore à ce jour des nausées.
Bien évidemment, cette musique (quoi d’autre ?) lui fut servie par l’orchestre au dîner royal annuel organisé en marge du Festival de Marrakech en hommage aux invités d’honneur et à quelques poignées de journalistes. L’histoire ne précise pas s’il avala son repas de travers. Certains ont vu sa face rougir. Il a le teint sanguin, faut préciser, et fraîchement décoré par le monarque de l’ordre du Ouissam, le cordon de sa médaille semblait l’étrangler.
Dîners royaux, soit, n’empêche que Mohammed VI se fait à peu près toujours représenter aux agapes par son cadet, le prince Moulay Rachid ; cette fois par la princesse Lalla Meryem, sa soeur au ravissant plumage de caftan chamarré.
Crime de lèse-majesté : peu au courant des us protocolaires, l’impayable acteur américain Bill Murray enlaça sa noble taille, fustigé par l’oeil noir du dédain courroucé. Deux mondes…
Après ces repas sans alcool, sous interdit de quitter la pièce avant la belle altesse, dès qu’elle s’échappe, les convives, secouant leurs chaînes, filent vers les discothèques aux folles nuits arrosées de Marrakech.
Ce festival placé « sous le haut patronage de Sa Majesté », et le non moins haut dispositif de sécurité, constitue de facto une sorte d’enclave, où bien des festivaliers s’engourdissent entre projections, interviews de célébrités, fêtes au champagne et banquets dans de beaux palaces dorés aux plafonds sculptés et aux murs de zelliges émaillés.
Suffit de se balader du côté de la médina et de la place Jemaa el-Fna pour atterrir sur l’autre versant du Maroc. Là-bas, la mendicité infantile, le bal des éclopés comme le son de l’oud des mélopées traditionnelles nous font oublier, sous le chant immortel de la misère, le parrain, le roi, sa femme et son petit prince.
Ce pays en est un de disparités extrêmes et la monarchie craint l’islamisme galopant, né en général sur le grabat des privations du peuple. Au cinéma, l’auditoire local applaudit les scènes de films marocains où le héros professe : « Vive le roi ! » Et vogue la galère sous le ciel d’Allah.
L’art aux ailes coupées
Coppola, renard médaillé, sait tout cela et plus encore. Président du jury, il fait ici figure de vieux sage, mais d’un sage diplomate amoureux du Maroc.
Une grand-mère née à Tunis et de fréquents séjours dans les parages ont procuré à son coeur italo-américain des palpitations maghrébines. Au cinéma, le meilleur ambassadeur de la civilisation arabe, de ses sciences et de sa culture, c’est ce mythe vivant, replet et grisonnant, aux deux Palmes d’or et aux cinq Oscar, homme de famille et de clan, fier papa des cinéastes Sofia et Roman, criant à tous les vents son amour de l’autre, son dissemblable, son frère.
Le cinéaste était présent à la première édition du festival aux lendemains du 11-Septembre, de retour cette année après ceux de Tunis et de Paris. Il ne craint ni bombe ni anathème, pousse dans le sillon d’Éluard un chant de liberté. Créateur inspiré par la fragilité et la résilience de l’homme devant la tyrannie, surnommé le Napoléon du cinéma, conspué pour sa mégalomanie dominatrice, il a tenu dans sa vie tour à tour les rôles de victime et de bourreau. Ainsi s’esquisse le profil raboteux des génies.
Le cinéaste, producteur et vigneron a gravi les montagnes russes : la polio infantile, la gloire, la richesse, l’échec et la faillite financière, les tournages impossibles — Apocalypse Now, sur fond de drogue, typhons, maladies, paranoïa et démesure, n’était pas du gâteau non plus — le retour aux productions bricolées hors du giron des majors, ses bêtes noires. Il sait de quoi il cause en livrant à Marrakech de vibrants discours sur l’art aux ailes coupés : « Le cinéma est comme Prométhée qui se faisait ronger le foie pour avoir volé le feu. Inventé par des gens libres, il ne peut plus expérimenter. Ceux qui le financent veulent juste gagner des sous. »
Pas de saucisse au menu
On aura beau dire : certains décors sont plus romantiques que d’autres. Et retrouver Francis Ford Coppola dans la bibliothèque de La Mamounia, hôtel où Hitchcock tourna L’homme qui en savait trop en 1956 et où Churchill peignait ses jardins plantés d’oliviers et de jacarandas — buvant sec au bar rebaptisé à son nom — procure son petit effet. Tant d’artisans du XXe siècle s’y sont installés à demeure. On sent le palace envahi par leurs fantômes.
Courtois mais fatigué, le maître. Trop de réceptions sans doute, et trop de photographes qui le mitraillent sans lui demander s’il en a ras-le-bol. La réponse est oui. Ni photos ni autoportraits autorisés durant cette entrevue.
Sur un projet de gros film évoquant l’arrivée de sa famille italienne aux États-Unis à l’aube des années 40, Coppola n’épilogue guère. Il me répond le financer lui-même avec l’argent des ceps de sa vigne dans la vallée de Napa, sans studio ni ordres tonitrués d’en haut. « J’aurais eu plus d’Oscar en acceptant de faire le type de saucisse réclamé par l’industrie. »
Optimiste ailleurs, son esprit rêve au véritable avènement de la révolution numérique, qui inciterait un public soudain éclairé à courir bientôt au cinéma (mais dans quelles salles ?) voir ce qui lui plaît. « Et non pour obéir aux diktats d’Hollywood : “Ruez-vous sur le dernier Star Wars.” » Lui, préfère s’identifier au vieil homme mourant qui se demande : « Ai-je été juste ? »
Sans illusion pour autant, roulant sur d’anciens chefs-d’oeuvre, là où il aimerait être applaudi pour ses récents éclairs d’expérimentation, Coppola profère d’un air las : « Je n’éprouve aucun doute là dessus : ma présence à ce festival découle du Parrain. »
La saga des Corleone : son triomphe immortel, son boulet, sa nausée…
Notre journaliste est l’invitée du Festival international du film de Marrakech.