Tu seras un homme
Steve Gagnon a la tête dans une main, sa couronne de cheveux en bataille de travers. Ses yeux trahissent l’élan d’une pensée qui prend son envol : le regard glisse sur la table entre nous, puis remonte pour se braquer dans le mien.
« Je suis convaincu qu’en réalité, nous avons des élans naturels vers la sophistication, et que c’est la pression qu’exercent nos modèles qui nous fait prendre le chemin contraire », me garroche-t-il.
Ce « nous » est essentiellement masculin. Et ces modèles, ce sont ceux que décrivent les adolescents qu’il a interrogés en prélude à la rédaction de son essai intitulé Je serai un territoire fier et tu déposeras tes meubles : de gros cons, des brutes épaisses, dépourvues de substance, et en particulier d’émotions.
Tout ça, comme dirait le premier ministre du Canada, malgré que nous soyons en 2015.
« On pense que les choses ont changé, mais ce n’est pas vrai, dit-il. Une amie à moi a tout récemment changé son fils de garderie parce que l’éducatrice lui disait qu’un garçon, ça ne pleure pas. »
Nous ne nous connaissons pas vraiment, mais j’ai vu Steve sur scène assez souvent. Comédien, auteur, il irradie lorsqu’il monte sur les planches, comme si son corps entier devenait le catalyseur d’une sensibilité qu’il décrit lui-même comme une « intranquillité », une incapacité à se reposer le coeur trop longtemps.
Son livre est plus un cri qu’une lamentation. Un drôle d’objet, en fait, à la fois documentaire et lyrique, éditorial et autobiographique.
Il s’adresse à tous ceux qui ne se sont jamais reconnus dans les cases bien définies où l’on veut faire entrer les gars. À ceux qui cherchent une autre masculinité que celle des pubs de bière à RDS, dans laquelle ils étouffent.
Pendant 76 pages, il se demande pourquoi tant d’hommes sont écartelés entre l’image qu’ils souhaitent projeter, pour répondre à l’injonction sociétale du conformisme, et la vie qu’ils voudraient.
Une vie habitable, pour reprendre le titre de Véronique Côté, dont l’essai est lui aussi paru, récemment, dans la collection Documents d’Atelier 10.
Au fil de pages soutenues par le grondement d’une colère vibratoire et portées par le courant d’une poésie qui donne envie de croire à une masculinité plurielle, le dramaturge et comédien explore un million d’ambiguïtés, emprunte des pistes qu’il vaut mieux fouler d’un pas souple, appuyant peu du talon, et beaucoup sur la nuance.
Et à d’autres moments, il se commet.
« Je suis convaincu que s’il y a autant d’hommes qui se suicident, c’est en bonne partie parce qu’on n’a pas réussi à se défaire d’une idée du gars fort, puissant, qui n’exprime pas trop ses émotions. Alors quand elles surviennent, on ne sait pas quoi faire avec », laisse-t-il tomber tandis que nous discutons de son bouquin depuis une bonne heure. « Tu ne peux pas être sensible et vivre dans une société qui ne t’en donne pas le droit », ajoute-t-il.
Je serai un territoire fier appelle à sortir du confort de nos demeures pour se planter les deux pieds dans le banc de neige, le visage face au vent qui souffle dru.
Il y en a qui vont grimper dans les rideaux en le lisant. Surtout lorsqu’il défend l’idée de ne pas tout jeter de la masculinité non plus, même s’il sait qu’il joue avec le feu en affirmant qu’il ne souhaite pas le rejet d’un désir ancestral d’assurer la protection des siens ou de se chamailler entre hommes.
« Mais c’est pas normal non plus qu’on ostracise un ado parce qu’il lit des livres ou qu’il aime les sciences. Le problème, c’est toujours l’idée de punir celui qui ne répond pas aux modèles. »
Ce livre, c’est un pilote pour allumer un esprit qui en a besoin. Un garçon de 15 ans, tiens. Il peinera un peu au début. Il ne saisira pas tout de ce souffle brûlant de poésie qui porte le livre qu’il tient. Mais à la fin, il se sera fait une autre idée de son genre et trouvera d’autres territoires de fierté que celui de son corps.
Comme tant de chansons, de romans et de films l’ont fait pour moi, ce livre pourrait montrer que la complexité de nos personnalités est inconfortable, mais qu’elle recèle nos véritables richesses. Qu’il faut éviter les refuges. Que nous devons affronter la tempête d’idées qui nous sortira de la noirceur d’une masculinité prise en otage par une culture de la bêtise. Cette dernière éteint tous nos feux, ne laissant que des cendres et des ados qui, par dizaines, ne cessent de se pendre.
C’est aussi un livre pour les pères. Pour les mères. Pour ouvrir un espace de discussion. Pour mieux apprendre à nos fils à devenir des hommes.
Cette chronique fait relâche pour quelques semaines.
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.