Décaper Lévesque et encenser Bouchard

Dans ses Essais de littérature appliquée (Boréal, 2015), Jean Larose prend des accents lyriques pour évoquer la figure de René Lévesque. « Du fait qu’un tel homme existait, écrit l’essayiste, on avait plus de plaisir à vivre ici. » Laurent Duval, 89 ans, qui a été directeur des relations publiques de la Place des Arts, du Centre national des arts et des services français de Radio-Canada, n’est pas d’accord. Dans Le mythe René Lévesque, il décrit l’ancien premier ministre du Québec comme « un aimable tribun marqué d’un traumatisme de jeunesse et hanté d’un primaire besoin de vengeance » [sic]. Laurent Duval s’attaque à un gros morceau et il le sait. Malheureusement pour lui, il n’a pas le coffre nécessaire pour se livrer à cette entreprise, et son ouvrage n’est pas à la hauteur.
« Décaper, écrit Duval, ce n’est pas abîmer, c’est restituer à un objet son état original, le plus souvent un meuble, et, dans le cas de la personnalité d’un homme public, c’est lui rendre son authenticité, ce n’est donc en rien le dénigrer. » Ces mots, qui annoncent une critique loyale, servent ici de couverture à une entreprise de défoulement personnel.
Esprit très conservateur — il dénonce le radicalisme de la Révolution tranquille — et partisan mesquin du fédéralisme, Duval accuse Lévesque d’avoir « ouvert toutes grandes les écluses du nationalisme étroit ». Il reconnaît que le célèbre chef péquiste « n’était pas un radical », mais c’est pour ajouter que son obsession, issue de sa jeunesse gaspésienne, « de libérer le Québec de sa subordination à l’establishment
anglais » l’a mené à tolérer tous les dérapages.
Selon Duval, les torts de Lévesque sont nombreux. Le politicien, écrit-il, était trop favorable aux syndicats, acceptait de manipuler l’opinion pour obtenir l’indépendance du Québec en douce, a nui au Québec en légiférant pour protéger le français, parlait mal, s’habillait tout croche et fumait trop. C’est vraiment n’importe quoi ! « Lévesque, écrit Jean Larose, s’exprimait sans fautes », avec « une éloquence sans exemple en langue française ». Duval, lui, y entend du joual. Ça donne une idée de sa hargne envers le grand personnage.
Remonté contre les souverainistes, Duval, à mesure que le livre avance, se lâche. Il présente l’indépendance comme un « passeport pour le tiers-monde », accuse le camp du Oui d’avoir tripoté le scrutin en 1995 et écrit qu’une victoire souverainiste aurait débouché sur « un régime totalitaire et tyrannique », tout en faisant tomber le Québec « dans l’horreur d’une guerre civile, du carnage, de la destruction et à n’en pas douter de l’occupation militaire dans l’immédiat ». Étourdi par ses élucubrations, Duval, largué par son éditeur, confond même les dates et acteurs des référendums de 1980 et 1995.
Ce mauvais livre est presque amusant. Il est si maladroit dans sa tentative de décaper Lévesque qu’il nous le fait aimer encore plus.
La cohérence de Bouchard
Lucien Bouchard a été libéral, péquiste, conservateur, bloquiste, et a signé le manifeste Pour un Québec lucide. En 2005, devant tant de « contorsions idéologiques », Lysiane Gagnon qualifiait le politicien d’« expert en virages ». Dans Lucien Bouchard : le pragmatisme politique, une biographie intellectuelle très bien menée, le politologue Jean-François Caron, qui enseigne actuellement au Kazakhstan, entend démontrer que la chroniqueuse se trompe en faisant ressortir la cohérence de l’action politique et de la conception du bien commun de Bouchard.
Toute la démonstration de Caron s’articule autour de la notion de pragmatisme. Cette dernière, en politique, est souvent jugée défavorablement parce qu’on l’assimile, pas toujours à tort, à de l’opportunisme, voire à une stratégie visant à faire passer une soumission aux diktats néolibéraux pour du réalisme. Le pragmatisme bouchardien, selon Caron, serait d’une nature différente et s’apparenterait au gaullisme.
Pour de Gaulle, il fallait tout faire pour préserver la grandeur de la France, « mais les moyens pour y parvenir n’étaient pas fixés d’avance et pouvaient évoluer au gré du contexte ». Pour Bouchard, l’objectif central aurait été « le développement de la nation québécoise et de son peuple », dans le respect de la paix sociale et des minorités. Lu à partir de cet angle, le parcours politique de Bouchard trouverait sa cohérence.
Caron explique ainsi que, pour l’homme politique, la souveraineté n’est qu’un moyen d’assurer l’épanouissement du Québec et que le fédéralisme peut être envisageable s’il concourt à cette fin. Est-ce le cas aujourd’hui ? Dans la logique de Caron, il faudrait le croire puisqu’on n’entend pas Bouchard seprononcer pour la souveraineté.
Le politologue, qui se définit lui-même comme un nationaliste québécois favorable au lien fédéral pour des raisons instrumentales, nous explique alors que si Bouchard est devenu plus « lucide » que souverainiste depuis dix ans, c’est que, pour l’avenir du Québec, l’assainissement des finances publiques s’impose comme une priorité plus pressante que la question nationale. Il faut donc comprendre que c’est parce qu’il aime le Québec que Bouchard est un partisan de l’austérité. Ça se discute, mettons.
Animée par un remarquable souci de vulgarisation politique, toujours claire et honnête, cette biographie intellectuelle se lit avec grand plaisir. Sa démonstration, toutefois, relève de la pétition de principe. Bouchard, affirme Caron, veut défendre le Québec. Tout ce qu’il a fait n’avait d’autre but. Donc, ce qu’il a fait était bon pour le Québec. Le doute, non sur les intentions de Bouchard, mais sur les moyens et les résultats, est de mise.
Lucien Bouchard, à l’instar du général de Gaulle, était également animé par un objectif politique non négociable, à savoir l’amour de la société québécoise, qui a clairement constitué l’axiome incontournable de son pragmatisme de type gaulliste.