La chasse aux menteurs
L’histoire n’est pas vraiment une révélation. Seulement la mise à plat d’une situation qu’on avait tous plus au moins comprise depuis longtemps, mais qui ne fait pas moins mal à entendre.
Le procureur général de l’État de New York a annoncé, il y a une semaine, l’ouverture d’une enquête sur la plus grande compagnie pétrolière du monde, ExxonMobil. S’appuyant sur une loi contre la fraude de 1921, on entend aller voir si, comme on l’allègue, les experts du géant texan étaient au courant du phénomène des changements climatiques dès les années 70 et, au lieu d’en aviser les investisseurs et l’ensemble de la population, on a choisi d’aider grassement le mouvement climatosceptique tout en commençant à planifier l’exploitation de nouvelles ressources dans l’Arctique lorsque la fonte des glaces y aurait fait son oeuvre.
On s’attend maintenant à ce que l’enquête s’étende à d’autres pétrolières. Déjà, on a appris qu’une procédure du même genre était en cours depuis deux ans chez le plus grand producteur de charbon américain, Peabody Energy.
On pense tout de suite aux poursuites dont ont déjà fait l’objet les cigarettiers pour avoir nié pendant des années ce qu’ils savaient sur les dangers du tabac pour la santé et qui leur ont valu des pénalités de centaines de milliards.
Exxon se défend en disant que ses chercheurs n’ont pas été empêchés de publier leurs troublantes conclusions. On lui rétorque qu’elle n’a rien fait pour qu’on les entende et que, au même moment, tout le discours de la compagnie, de ses lobbyistes et de ses petits amis climatosceptiques disait exactement le contraire.
Les grands dragons du carbone
On ne cessera jamais de s’étonner de voir que de pareilles enquêtes sont plus faciles à faire au nom de la défense des droits des investisseurs que de celle du simple bien commun.
Le gouverneur de la Banque d’Angleterre et président du Conseil de stabilité financière du G20, Mark Carney, avait tenu un discours prémonitoire, le mois dernier, en mettant en garde le secteur financier contre les risques grandissants de poursuites contre les entreprises, les grands investisseurs ou les gouvernements qu’on pourrait juger responsables des ravages économiques et humains causés par les changements climatiques.
Une étude de 2013 souvent citée a déjà établi que près des deux tiers des émissions de CO2 depuis le début de la révolution industrielle peuvent être attribués à l’activité de seulement 90 entreprises publiques ou privées productrices de charbon, de pétrole, de gaz et de ciment. Surnommées les « grands dragons du carbone », elles comptent dans leurs rangs Exxon, qui arrive au deuxième rang avec un peu plus de 3 % du total historique mondial.
Selon ce calcul, 0,4 % de ce total pourrait être attribué à cinq compagnies canadiennes, soit EnCana, Suncor, Canadian Natural Resources, Talisman et Husky. Une autre recherche en avait déduit par la suite qu’à ce titre, les cinq entreprises pourraient être accusées un jour d’être à l’origine de près de 2,4 milliards de dommages causés par les changements climatiques seulement en 2010 et pour presque 17 milliards par an d’ici une quinzaine d’années.
Intérêts mal compris
Faisant mine d’avoir compris, une dizaine des plus grandes pétrolières mondiales a reconnu le mois dernier la réalité et la gravité de la crise climatique et a promis d’aider le monde à atteindre ses objectifs de réduction d’émissions de gaz à effet de serre (GES). On y retrouvait entre autres les européennes Total, Shell et BP et la saoudienne Aramco, mais pas les géants américains Exxon, Chevron et ConocoPhillips, ni les russes Rosneft et Gazprom.
De toute manière, disent des observateurs, les uns comme les autres continuent de faire tout ce qu’ils peuvent sous la table pour freiner les efforts en cours.
Est-ce tellement étonnant de la part de compagnies dont l’énergie fossile est le pain et le beurre ? Peut-être pas.
D’un autre côté, il en va sûrement de leur intérêt, même strictement financier, comme disait Mark Carney, de ne pas prêter flanc à des poursuites de plusieurs milliards.
Les compagnies pétrolières devraient aussi comprendre qu’elles ne gagneront rien à essayer de se défiler lorsque même le banquier central met en garde le monde de la finance contre le danger de trop s’engager dans des énergies fossiles vraisemblablement condamnées à la décroissance. Selon l’Agence internationale de l’énergie, nos compagnies pourraient même être forcées de renoncer à exploiter plus des deux tiers de leurs réserves connues.
Les compagnies pétrolières ne sont toutefois pas les seules à souffrir de myopie, rappelait cette semaine l’expert polonais Stefan Rahmstorf sur le site Internet d’analyse Project Syndicate. Il y a 50 ans ce mois-ci, le président américain Lyndon B. Johnson recevait le premier rapport d’experts remis à un gouvernement mettant en garde contre l’impact des GES sur l’augmentation des températures sur la planète. « Les changements climatiques que laisse augurer l’augmentation de la teneur en CO2 pourraient s’avérer nuisibles pour l’espèce humaine », y disait-on déjà plus de 10 ans avant les fameuses études d’Exxon.
Mais ça, c’est une autre histoire.
À suivre.