Le retour des idéologies
Il avait les yeux d’un adolescent triste et les cheveux coupés comme Jeanne d’Arc. Cela lui donnait, même à l’aube de ses 80 ans, un air d’éternelle jeunesse. Il faut dire qu’il avait conservé ses réflexes de militant, accueillant dans son grand salon de la rue du Faubourg-Poissonnière tout ce que le monde comptait de dissidents, de rebelles et de résistants. Lorsqu’on venait l’interviewer, il était gênant d’apprendre que, dans ce fauteuil usé cerné de bibliothèques, vous avaient précédé le Tchèque Václav Havel, le Polonais Adam Michnik ou le dissident chinois Wei Jinsheng.
On se représente mal aujourd’hui le rôle qu’a pu jouer André Glucksmann, décédé à Paris au début de la semaine. Mettons de côté la ridicule polémique sur les « nouveaux philosophes ». À une époque où le premier potache venu est promu « doctorant » ou « candidat à la maîtrise », pourquoi les agrégés de philosophie ne seraient-ils pas élevés au rang de « philosophes » ? Non, André Glucksmann n’a pas fondé de système philosophique. Il a fait mieux. Alors que la gauche française, et pas seulement française, était encore plus ou moins inféodée à Moscou, Pékin, Phnom Penh ou Tirana, il a osé l’impensable. Cet ancien maoïste a osé prendre le parti des samizdats et des survivants de la Kolyma, au-delà des fidélités politiques.
À l’époque, même la gauche officielle et respectable se gardait une petite gêne lorsque venait le temps de critiquer l’URSS ou la Chine. Comme tant d’autres, en 1960, Pierre Elliott Trudeau et Jacques Hébert avaient visité la Chine en fermant les yeux sur les famines provoquées par le parti et qui firent… 36 millions de morts ! L’Américain Noam Chomsky, lui, demeurait sourd aux crimes de Pol Pot. En France, le Parti communiste attirait encore 20 % des électeurs.
Face à ceux qui l’incitaient à ne pas « faire le jeu de la droite », Glucksmann a simplement osé dire la vérité. La vérité crue et dérangeante, celle des camps, de la torture et du totalitarisme. Il a affronté la bête et reconnu qu’après le totalitarisme nazi, auquel sa mère avait échappé de justesse, un autre totalitarisme tout aussi meurtrier avait vu le jour. Et il s’est demandé pourquoi toute une jeunesse n’avait rien vu venir et n’avait rien voulu entendre alors même que les voix de Soljenitsyne, de Havel et de tant d’autres hurlaient dans le désert.
Pour secourir les boat people vietnamiens, il réussit le tour de force de réconcilier sur les marches de l’Élysée Jean-Paul Sartre et Raymond Aron, dont il avait été l’assistant à la Sorbonne. La suite sera une succession de combats en Chine, en ex-Yougoslavie et en Tchétchénie. Des combats qui ne furent pas sans errements, mais dont la sincérité impose le respect.
Tout cela est-il si loin de nous ? Pas sûr. « Faire le jeu de la droite », n’avez-vous pas entendu cette formule récemment ? Elle est partout, en France. Mais on l’entend aussi au Québec. André Glucksmann a compté parmi ceux qui, un temps, ont permis d’écarter les idéologies pour y voir un peu plus clair. Et pourtant, se pourrait-il que les idéologies soient de retour ? Ou qu’elles ne nous aient jamais quittés ?
La période qui a suivi la guerre froide pourrait bien n’avoir été qu’un court entracte. Au communisme ont succédé de nouvelles lubies meurtrières, comme l’islamisme.
Même dans nos sociétés, l’effacement apparent des religions semble laisser le champ libre à ce que Raymond Aron qualifiait de « religion séculière ». Parmi celles-ci, le multiculturalisme est probablement la religion politique la plus répandue dans les pays développés, comme le démontre avec brio notre compatriote Mathieu Bock-Côté dans un article du dernier numéro de la prestigieuse revue française Le Débat (no 186), fondée par Pierre Nora. Qu’est-ce qu’une religion politique sinon une idéologie qui, loin de se contenter de faire avancer la société sur un plan ou sur un autre, veut comme le voulait le communisme fabriquer un « homme nouveau » ?
Or, c’est bien de cela qu’il s’agit lorsqu’on a comme mot d’ordre politique immédiat « l’ouverture à l’Autre ». À tous les autres sans exception ! On voit alors les utopies religieuses se mêler de vouloir édifier le paradis sur terre plutôt que dans les cieux. Le multiculturalisme est d’ailleurs largement l’héritier de cette ancienne gauche marxiste qui, déçue d’une classe ouvrière qui n’a jamais répondu à ses appels, s’est trouvé de nouvelles classes rédemptrices dans les minorités les plus diverses : immigrants, homosexuels, transgenres, autochtones, etc. C’est ainsi qu’érigé en idéologie, le sentiment certes louable de l’ouverture devient une façon détournée de détruire tout lien social et de déclarer la guerre à la civilisation, la nôtre, qui a enfanté les droits de l’Homme. Une aubaine pour les mondialistes de tout poil.
C’est un certain Chesterton qui disait que « le monde est plein d’idées chrétiennes devenues folles ». André Glucksmann nous aura aidés à le comprendre quelque part au milieu des années soixante-dix. Il ne faudrait pas qu’avec lui s’éteigne la vigilance dont il a fait preuve.