Les deux Chines

Regard cireux, sourire figé, cheveux teints, le président chinois, Xi Jinping, a longuement serré la main, samedi à Singapour, de son homologue taïwanais, Ma Ying-jeou, au visage à peine plus expressif.

Cette poignée de main a été présentée par les deux parties comme un « moment historique ». Il est vrai qu’avant ce samedi, jamais un président chinois, de la Chine communiste de Pékin, n’avait rencontré un président de Taïwan, cette île indépendante de facto (mais pas de jure) qui n’a jamais été considérée, par la Grande Chine, autrement que comme une « province rebelle » provisoirement égarée.

Pourtant, même s’il suggère, par sa dimension médiatique, un rapprochement entre les « deux Chines », l’événement doit être replacé dans un contexte de petits jeux tactiques aux effets incertains.

Car le résultat du sommet « interchinois » de Singapour pourrait être tout aussi bien de prolonger le statu quo que de poursuivre le rapprochement politique. Au-delà de la photo entre deux personnages empesés — un dictateur impérial engagé dans la « reconquête » et un président sortant en fin de mandat —, le message reste ambigu.

 

Depuis l’émergence mondiale de la Chine, et sa pleine insertion dans le système capitaliste international, Taïwan a perdu des plumes diplomatiques. Soucieux de ne pas contrarier Pékin, la plupart des États du monde (tous sauf une vingtaine, parmi les plus petits) ont choisi de ne pas avoir de relations diplomatiques avec Taipei.

Qui plus est, la Chine a veillé au grain, fermant à Taïwan la porte des forums internationaux, avec quelques exceptions, comme l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et le Comité international olympique (CIO). Taipei indépendant et reconnu, visant un siège à l’ONU (siège perdu en 1971) ? N’y pensons même pas : ce serait pour Pékin un casus belli, l’invasion assurée et un massacre dans l’île. C’est la façon chinoise de répondre à de tels outrages… et les Taïwanais en sont parfaitement conscients.

Ce blocage politique, doublé d’un isolement diplomatique, n’a pas pour autant empêché la société taïwanaise (23 millions d’habitants) de se développer sur les plans culturel, économique, institutionnel, avec une démocratie vigoureuse et une production dynamique, après le passage de l’île au multipartisme en 1986, un événement connu à Taïwan sous le nom de « révolution tranquille » — Anjing Geming !

 

Samedi, à Singapour, Ma Ying-jeou s’est présenté comme l’ami des Chinois. Il représente, sur la scène taïwanaise, le camp favorable au rapprochement avec Pékin.

Le problème, c’est qu’à Taïwan, son parti, le Kuomintang (l’ancien parti-État de Tchang Kaï-chek, en cure d’opposition de 2000 à 2008, puis revenu démocratiquement au pouvoir en 2008), est aujourd’hui en pleine déconfiture. Comme politicien en 2015, M. Ma parle peut-être au nom de 10 ou 15 % des Taïwanais. L’élection de janvier 2016 devrait ramener au pouvoir les indépendantistes du Parti démocrate progressiste (DPP) de Mme Tsaï Ing-wen.

Bien qu’ils comprennent parfaitement que l’indépendance est irréalisable dans le contexte actuel, beaucoup de Taïwanais reprochent au Kuomintang — l’ancien ennemi mortel du PCC de Mao, quelle ironie ! — d’avoir poussé trop loin, au nom d’une identité chinoise profonde, l’intégration économique et les « mamours » avec la Chine continentale.

Entre Pékin et Taipei, les sept dernières années ont vu se multiplier les ententes bilatérales sur le commerce, la poste, les liaisons aériennes directes… Le tourisme (dans les deux directions) a explosé. Et soudain, les Taïwanais se sont demandé si les Chinois n’étaient pas en train de leur faire la « prise du sommeil », en allant chercher par l’économie et le commerce ce qu’ils n’avaient pas obtenu par la menace.

C’est ce contexte qui permet de voir le sommet de samedi comme une gesticulation tactique, censée rehausser la cote d’un Kuomintang en déroute.

Pari hasardeux ! Parce que M. Xi et M. Ma, aujourd’hui, sont en porte à faux face à l’évolution de l’opinion à Taïwan. Aujourd’hui, dans l’île menacée, la défense d’une identité distincte — culturelle, linguistique — c’est aussi une défense des institutions démocratiques.

Or, que voient aujourd’hui les Taïwanais, juste en face d’eux, dans la Grande Chine de 2015 cachée derrière les sourires figés de Xi Jinping ? Une dictature impériale qui se durcit sur tous les fronts : censure, répression des dissidents, Hong Kong, mer de Chine méridionale…

Réponse très possible aux prochaines élections : non merci, pas si vite !

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