La terreur récompensée
L’intimidation, ça paye. C’est ainsi qu’on peut résumer la stratégie déployée par le président Recep Tayyip Erdogan face à l’opposition en Turquie… et son résultat : des élections législatives qui redonnent la majorité absolue à son parti, l’AKP. Une formation au pouvoir depuis treize ans, naguère considérée comme « islamiste modérée », et qui avait, pensait-on, fait la preuve de la possibilité d’un islam politique démocratique, tolérant, libéral…
La Turquie, de 2005 à 2012, laissait en effet espérer qu’une telle chose pouvait exister. Aujourd’hui, cette illusion est bel et bien tombée. Le régime Erdogan, tout en continuant de recourir aux urnes, a utilisé cette fois des méthodes dignes du banditisme pour s’assurer la victoire.
Le 7 juin dernier, pour la première fois depuis son arrivée au pouvoir en 2002, l’AKP, tout en restant le premier parti avec quelque 40 % des voix, n’avait pas obtenu la majorité absolue des sièges. Il y a des pays — la Pologne et le Canada le mois dernier, le Canada en 2011, la Turquie il y a treize ans — où 39 % des voix suffisent à vous assurer une majorité parlementaire. Mais ce ne fut pas le cas il y a cinq mois à Ankara… et la colère d’Erdogan a été terrible, surtout que cet échec-là était dû à la percée d’un petit parti pro-kurde, le HDP.
Erdogan s’est assuré que les négociations pour former un gouvernement de coalition échouent. Il a pu ensuite renverser la table et dire : « Ça vaut pas, on rejoue les élections ! »
Il a mis fin à la trêve avec la guérilla kurde du PKK ; repris les bombardements dans le sud-est du pays. Flattant le chauvinisme d’une partie de l’électorat, il a diabolisé le HDP et l’ensemble de ses adversaires — devenus des ennemis —, les traitant d’impies, de terroristes, d’agents de l’étranger.
Il a accentué sa chasse aux sorcières (déjà bien engagée) contre les médias indépendants ; il a personnellement menacé et fait mettre en prison des journalistes qui l’avaient critiqué. À cette fin, il a mis la police et les tribunaux à son service. À quelques jours des élections… on a même fermé manu militari deux stations de télévision !
Erdogan n’a pratiquement rien fait ni rien dit après l’épouvantable attentat du 10 octobre contre une manifestation pacifique d’opposition, au coeur de la capitale (plus de 100 morts).
Pompier pyromane, il a polarisé l’opinion publique, accentué les divisions (conservateurs contre libéraux ; religieux contre laïques ; Turcs contre Kurdes) puis s’est posé en rempart contre le chaos, disant : « Il faut un gouvernement d’un seul parti »… sinon ce sera l’Apocalypse.
Pari tenu. Ce message chauvin et alarmiste est allé chercher les suffrages manquants. Intimidé, craignant physiquement pour sa sécurité, l’électorat kurde s’est moins mobilisé qu’en juin… Le parti à la botte d’Erdogan retrouvera donc sa majorité absolue dans le prochain Parlement. L’AKP atteint même pratiquement le seuil de 60 % des votes parlementaires, nécessaires pour soumettre à référendum son projet de changer la Constitution.
Un nouveau régime « présidentiel fort » est en effet le rêve du nouveau sultan d’Ankara, l’homme qui vient de se faire construire un palais à un demi-milliard de dollars. On a vu ce que M. Erdogan se permet déjà, même sans changement constitutionnel… On n’ose imaginer ce qu’il fera avec !
Mauvaise nouvelle pour beaucoup de Turcs (les 50 %, à tout le moins, qui n’ont pas voté AKP), cette réélection annonce également des remous allant bien au-delà de la seule Turquie.
L’Union européenne, qui avait rejeté il y a plus d’une décennie les avances d’une Turquie alors bien plus présentable et sympathique, fait maintenant les yeux doux au nouveau despote d’Ankara. Les Européens espèrent (sans doute faussement et naïvement) qu’il pourra les aider, eux qui sont en plein désarroi devant la guerre en Syrie et l’incroyable afflux des réfugiés de la mer.
C’est bien ce qu’on a vu lors de la maladroite visite d’Angela Merkel le 19 octobre chez Erdogan, qui coïncidait avec cette brutale fin de campagne en Turquie. Espoir sans doute mal fondé. Mais le « sultan » peut habilement jouer, aujourd’hui, sur le désespoir et l’opportunisme des Européens, qui lui ont promis 3 milliards d’euros pour qu’il « retienne » ses réfugiés syriens. Quitte à fermer les yeux sur l’effarante radicalisation en cours au palais d’Ankara.
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.