L’envers noir du tourisme vert
Au Costa Rica, dans le petit village mi-fluvial, mi-littoral de Tortuguero, une drôle de faune peut être contemplée tous les matins depuis la rive : en petites grappes, les yeux encore collés, des touristes convergent vers des embarcations de 10 à 20 places, dans l’aube à peine naissante, pour partir à la rencontre d’une nature en train de se réveiller dans le parc national du même nom.
L’activité, vendue par les propriétaires de « lodges » et « casa » du coin comme un privilège, comme une balade confidentielle réservée à une poignée d’initiés à l’engagement environnemental aiguisé, transforme rapidement la rivière Tortuguero en autoroute à pirogues et barques motorisées se suivant dans une frénésie absurde.
Les rares découvertes, dans cette forêt dense et humide qui borde le cours d’eau, d’un lézard, d’un caïman, d’une famille de singes hurleurs ou l’évocation d’un paresseux — la pièce rare et convoitée de l’aventure — animent un ballet de navires dans lesquels certains touristes finissent par se demander que diable sont-ils venus faire dans cette galère, à chercher à voir des animaux qui, eux, cherchent à ne pas être vus.
Une question légitime, quand on prend conscience que l’humain en bateau est finalement la faune la plus dominante en ces lieux. Et à l’avenir, elle gagnerait d’ailleurs à être posée avant l’embarquement, si l’on se fie à une étude fascinante que vient de publier le journal scientifique Trends in Ecology Evolution.
Sa conclusion est cinglante : même si l’activité est pavée de bonnes intentions, l’observation de la nature de trop près, dans ces contextes d’écotourisme qui tendent à prendre du volume dans nos présents culpabilisants, procure à celui et celle qui la pratiquent un plaisir néfaste pour les animaux sauvages. Joli paradoxe. Et dans cette perspective, le véritable touriste écolo, honnête avec lui-même et consciencieux dans sa démarche devient finalement celui qui rêve de nager avec des dauphins, de traquer le paresseux dans la jungle, de faire de l’apnée dans des réservoirs d’eau chaude pour observer des tortues marines ou des poissons exotiques, sans jamais oser passer à l’acte.
Des antilopes et des hommes
C’est Dan Blumstein, biologiste spécialiste en comportement et conservation à l’Université de Californie, qui le laisse entendre après avoir passé en revue, avec son équipe, plusieurs études sur les interactions entre les humains et la faune dans plusieurs coins du monde. Il évoque les parcs nationaux de l’Ouganda, où l’observation des chimpanzés, avec la complicité des gardiens qui les nourrissent régulièrement pour les garder à bonne distance, donne des frissons aux touristes. Il parle du parc de Grand Teton au Wyoming, où les wapitis et les antilopes d’Amérique laissent croire qu’ils sont presque domestiqués, mais également de mécanismes complexes qui poussent les animaux sauvages, au contact de trop d’humains, à changer de comportement, à réduire leur vigilance naturelle.
La conséquence est alors tragique : ils deviennent des proies faciles pour leurs prédateurs issus de la nature et dont le chasseur, le braconnier ou encore le dentiste américain en quête d’un nouveau trophée à empailler peuvent faire partie. Des perturbations qu’un petit groupe d’humains peut induire et que le « tourisme invasif », y compris celui qui se dit vert, amplifie lourdement, dit Blumstein tout en appelant ce monde à adopter à l’avenir les bons comportements afin d’assurer réellement la protection, la conservation, le respect de la nature qu’il vend, généralement à bon prix, dans ses forfaits.
Concordance des paradoxes : la semaine dernière, le quotidien The Guardian est revenu sur le cas de l’amande et du lait d’amande devenus symboles du manger sain et propre, particulièrement dans la communauté des hyperconscientisés à la santé, à la nature, au respect de l’environnement, et ce, même si cette adoption mue par une quête de bonne conscience et un rejet du très polluant lait de vache est depuis à l’origine d’un drame écologique.
Vous voyez : l’amande est principalement produite en Californie, où les pénuries d’eau douce sont criantes. Or, un seul de ces fruits a besoin de 5 litres d’eau pour pousser. C’est fou. Pour 100 ml de lait d’amande, il faut donc 100 litres d’eau, avec à la clé une dérive que l’on peut appréhender sans avoir de doctorat en mathématique.
Comme produit vert, on a déjà fait mieux. Mais comme produit qui invite à ne plus contempler béatement les ailes d’un papillon pour mieux se concentrer sur les conséquences de ses battements, il est finalement très bien.