Les noms d’oiseaux

« Raciste », « xénophobe », « islamophobe », « rance », « moisi », « nauséabond », « peste brune ». La liste pourrait s’allonger à l’infini. Comme dans un roman de Georges Perec, elle pourrait remplir à elle seule cette chronique. Que ce soit dans la presse française ou québécoise, on n’a jamais vu une telle pluie de noms d’oiseaux.

Un relevé rapide dans les banques de données prouve que les mots « racisme », « raciste », « xénophobe » et « islamophobe » sont presque quatre fois plus utilisés aujourd’hui dans la presse québécoise qu’il y a cinq ans à peine. Et la progression est constante chaque année. À ce rythme, c’est la diversité de notre vocabulaire, et donc des idées qu’il exprime, qui s’amenuise un peu plus chaque jour. Et pourtant, nous n’avons jamais vécu dans des sociétés moins racistes et plus soucieuses des droits de chacun. Alors, que se passe-t-il ?

Ce sont ces questions que s’est posées une dizaine d’intellectuels, de droite comme de gauche, réunis à Paris mardi par le magazine Marianne. L’hebdomadaire réagissait ainsi au tir de barrage qui s’est abattu cet automne sur des intellectuels d’origines pourtant aussi diverses que Michel Houellebecq, Alain Finkielkraut, Éric Zemmour, Marcel Gauchet, Régis Debray et Michel Onfray. Tous ont été accusés, individuellement et parfois en groupe, d’être racistes, xénophobes, islamophobes ou de faire le jeu du Front national. Bref, d’appartenir à la « réac académie », selon l’expression du directeur de Libération, Laurent Joffrin, d’ailleurs présent mardi.

Il suffit de lire la presse québécoise pour se convaincre que la question posée par Marianne, « Sommes-nous encore capables de débattre ? », nous concerne tous. Car dès lors que l’on accuse ses adversaires de racisme, convenons que le débat devient impossible. Depuis quand débat-on avec des gens pour qui existe une stricte hiérarchie des races et pour qui celles-ci doivent être l’objet d’une ségrégation méthodique, voire parfois être éliminées ?

Évidemment, cette surenchère n’aurait pas cette ampleur sans ces médias-poubelles (dits « sociaux ») qui font passer pour des opinions ce qui relevait autrefois des propos de comptoir. Au moins, dans les anciennes tavernes, cela se déroulait derrière d’opaques blocs de verre ! Avec pour résultat que personne ne distingue plus le raciste du simple xénophobe et du banal misanthrope. Mais cette dérive médiatique — sans parler de la télé donnée en pâture aux humoristes — n’explique pas tout.

 

Comme le rappelait mardi l’historien de gauche Jacques Julliard, nous sortons d’une période où, avec la chute du mur de Berlin, le débat était d’autant plus facile que les idéologies s’étaient effondrées et que chacun avait perdu ses certitudes. Or, les idéologies sont de retour et avec elles les chasses à l’homme. On ne se surprendra donc pas de voir à nouveau « la morale se substituer à la raison », dit ce catholique de gauche disciple de Bernanos. À lire certaines chroniques québécoises récentes, on pourrait même se demander si l’amour universel ne vient pas d’être élevé au rang d’un devoir du citoyen.

Parmi les nouvelles idéologies, celles de la mondialisation et du multiculturalisme sont probablement les plus prégnantes, à gauche comme à droite. Et elles agissent exactement comme les censeurs d’autrefois, rendant certains débats impossibles. Dans certains cénacles français, oser poser des questions sur l’immigration, les banlieues et l’islam suffit à vous associer au Front national. Tout comme au Québec, s’interroger sur le niqab suffit à vous faire monter « dans le wagon du racisme ordinaire ».

En France, l’atmosphère est d’autant plus acrimonieuse que le débat qui a suivi les attentats de Charlie Hebdo provoque une rupture à gauche. Une fois passée la saine réaction de solidarité qui a jeté plusieurs millions de Français dans les rues, il n’a fallu que quelques semaines pour découvrir que tous n’étaient pas Charlie.

Pour expliquer les motivations des jeunes terroristes, une partie de la gauche s’est contentée de réciter le bréviaire traditionnel et de montrer du doigt le racisme dont seraient l’objet les immigrants. Certes, ce racisme existe, mais il n’explique pas tout. Pendant ce temps, de nombreux Français, dont un grand nombre d’enseignants qui sont en première ligne, découvraient ce que certains professeurs courageux avaient appelé dès 2002 « les territoires perdus de la République ». Ces lieux de non-droit où ont grandi Amedy Coulibaly, Mohamed Merah et les frères Kouachi. Ils prenaient conscience que, sous l’effet du multiculturalisme anglo-saxon, la France avait négligé ce « désir de vivre ensemble » et cette « possession en commun d’un riche legs de souvenirs » dont parlait Ernest Renan.

Que des intellectuels aux horizons les plus divers osent chacun à leur manière renouer avec cette idée qui n’est pourtant ni de droite ni de gauche, voilà qui justifie les noms d’oiseaux que l’on entend depuis des semaines. « Nous ne voulons plus de ce poststalinisme du pauvre où chacun est censé faire le jeu de qui vous savez », conclut Julliard. La mise en garde vaut aussi pour le Québec.

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