L’avalée du MAC
«Tout m’avale. Quand j’ai les yeux fermés, c’est par mon ventre que je suis avalée, c’est dans mon ventre que j’étouffe. Quand j’ai les yeux ouverts, c’est parce que je vois que je suis avalée, c’est dans le ventre de ce que je vois que je suffoque. » L’incipit de L’avalée des avalées de Réjean Ducharme fut retrouvé dans une édition d’origine toute jaunie, extirpée le mois dernier d’une librairie d’occasion.
La vérification s’imposait, car ces mots m’étaient revenus en désordre au spectacle des oeuvres folles de la très cotée artiste new-yorkaise Dana Schutz. Sa fantaisie et son exubérance font escale au Musée d’art contemporain de Montréal depuis le 17 octobre. Autant profiter de l’aubaine.
On lui demanderait bien d’illustrer une réédition de ce roman de jeunesse du poète fantôme montréalais. Pourquoi pas avec sa toile Self-Eater qui montre une femme pleine d’appétit en train de se ronger la main ? Ou avec Face-Eater, tête en perdition engloutissant ses propres traits : les yeux, le nez en chemin vers le gorgoton. Tout l’avale, cette artiste, et des dents la mastiquent en plus.
Sinistre, son univers ? Même pas ! À la fois inquiétant et très drôle. En art, c’est le regard qui compte. Le sien se surmonte d’un accent aigu d’espièglerie.
Dana Schutz, la mine jeunette, frisée et rieuse était de passage au MAC au lancement de l’expo, désolée de ne pas parler français. Alors Réjean Ducharme, connaît pas. Ni anthropophage, la fille, ni boulimique, ni anorexique à vue de nez. Même pas détraquée. Provocatrice sans avoir l’air d’y toucher.
Son air ingénu trompe son monde, alors les gens se demandent : où va-t-elle trouver ces idées-là ? On a convenu que s’avaler et se faire avaler était pratique courante sur cette terre de prédation. Ça l’a fait rire encore.
Questions incongrues
Son inspiration se colle à toutes sortes de questions incongrues, qui lui passent par la tête : qu’arriverait-il si on se mangeait ? Si on s’épilait le pubis sur une plage ? Et de peindre les réponses à grands traits et couleurs saturées.
Expressionniste, surréaliste ou primitiviste, Dana Schutz jongle avec les étiquettes, puis les envoie valser au profit de l’humour et de son bon plaisir, avant d’inventer des dieux hallucinés aux couleurs psychédéliques. Ses superfemmes font tout en même temps : nager, pleurer et fumer ; ou secouer, cuisiner et uriner, aux risques et périls de ces dames, en des transes absurdes, le mélangeur parti en peur.
Tout ça sur bariolage déchaîné, trois cordées de pop, une puissance de trait, des mouvements condensés. Comme l’éternuement à grande giclée sortie du nez d’une fille sur toile, dès l’entrée de l’expo.
Je vous parle de Dana Schutz parce que cette artiste américaine est une des sensations de l’heure en art contemporain. Ses oeuvres sont des contorsions qui nous forcent à voir le monde sens dessus dessous et sens devant derrière. Aussi parce qu’on est plusieurs à constater que c’est plus le fun qu’avant d’aller aux expos du MAC.
Deux autres artistes importants y voient leurs oeuvres exposées également jusqu’au 10 janvier. Le Montréalais Patrick Bernatchez avec de saisissantes installations de mutations visuelles et sonores, Les temps inachevés. Aussi la vidéo Grosse fatigue de la Française Camille Henrot, primée en 2014 à la Biennale de Venise, voyage planétaire en apnée sur les mots des genèses issues de plusieurs mythologies : « Au commencement, un océan noir roulait sur les côtes du néant et léchait les bords de la Nuit », lance une voix. Les mythes sont les mentors de la poésie.
Un MAC en renouveau
Il trône dans l’épicentre du Quartier des spectacles, le MAC, or les espaces sont convoités dans le coin. Ce n’est pas un hasard si les musées McCord et Stewart jumelés rêvent de s’établir à peine au-delà. Bien situé, soit. N’empêche qu’on n’a pas toujours senti battre son pouls. L’institution sembla longtemps se chercher.
Depuis deux ans et des poussières, l’Italo-Québécois John Zeppetelli a pris les rênes du Musée d’art contemporain, en brassant la cage. Et ça se respire, ça se vit. Il va chercher des talents forts. On sent un renouveau là-bas, d’où l’envie de le souligner. Le grand public a compris aussi. Pas facile à attirer au Québec, ce public-là. Plusieurs se braquent à l’idée d’approcher des univers aux balises obscures. Mais il en va de l’art contemporain comme de n’importe quoi. Suffit de s’abandonner à des impressions, d’encaisser les premiers chocs. Ensuite, la curiosité s’en mêle.
Ce miracle-là d’attirer une large audience s’est accompli l’été dernier grâce aux époustouflantes expos des Québécois David Altmejd et Jon Rafman. Du jamais vu, côté affluence. 120 000 visiteurs, deux fois plus que l’année précédente à pareilles dates. Le mot se passe. Voici la glace cassée afin de livrer passage à d’autres artistes. Un peu de Dana Schutz, par exemple, pour réchauffer l’automne, à midi passé.