Coup de poing

D’une élection à l’autre, les abstentionnistes rivalisent toujours de près avec le parti des gagnants. Au scrutin fédéral précédent, en 2011, un peu moins de 39 % des électeurs inscrits n’ont pas voté. Ils ont ainsi caracolé à égalité avec les résultats des coursiers de Harper. Et ils font mieux encore dans la chevauchée fantastique des libéraux de Trudeau en 2015.

Le taux de participation aux élections a diminué au Canada. En moyenne, il était d’environ 75 % depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il est tombé autour de 60 % depuis les années 1990.

Technicien pour le cinéma, Charles Castonguay, 33 ans, était inscrit sur la liste électorale de la circonscription montréalaise de Laurier–Sainte-Marie. « D’un côté, je ne peux, en toute bonne conscience, appuyer aucun des partis en lice. De l’autre, je ne veux pas légitimer par mon vote un système qui n’a plus rien de démocratique. » Il ne vote pas et le dit haut et fort.

Le bureau du Directeur général des élections indique que la baisse notable du taux de participation, survenue à compter des années 1990, n’est pas attribuable à un seul facteur clé. Le désengagement électoral se tisse d’un nombre infini de fils au nombre desquels on trouve celui du sentiment de l’inutilité des politiciens et de l’apathie que suscitent leurs prestations.

Zahraa, 26 ans, a grandi dans Ahuntsic-Cartierville. Longs cheveux ondulés, sourire radieux, très soignée, elle insiste pour que je ne donne pas son nom de famille. « J’aime beaucoup Maria Mourani, une vraie de vraie politicienne. Mais j’ai quand même décidé de ne pas voter. » Pourquoi ? « J’ai du mal à voter pour un député seulement. Je regarde les partis et ils ne représentent pas mes valeurs. Tous appliquent des politiques néolibérales et sont pro-Israël ! Et je suis tannée de devoir me contenter d’un parti qui est seulement “ moins pire ” que les autres… »

Steven, un résidant d’Hochelaga-Maisonneuve, m’avoue quant à lui d’un air sombre et méfiant ne pas aller voter. Et pourquoi ? Il laisse tomber que « ce n’est pas de mes osties d’affaires ». À ce sujet, beaucoup de gens donnent des réponses sur le même ton…

Un cinquième de ceux qui ne votent pas affirme qu’il ne sait pas où voter. Leurs noms sont absents de la liste électorale.

Bien qu’à la baisse, les taux de participation aux élections canadienne sont du même ordre que dans nombre de pays comparables, dont ceux du Royaume-Uni, de la France ou des États-Unis. « Que faire ? » demandent les experts.

 

Jean-Pierre Ryffranck, 85 ans, constructeur de vélo, admirateur de Trudeau père, me racontait que dans sa turbulente vingtaine de jeune immigrant flamand, il avait planté un crochet du droit aux gencives d’un type de L’Assomption, ville où il avait trouvé un premier boulot. La victime avait eu tort, selon lui, de critiquer la royauté, et le roi des Belges en particulier. « Quand t’es élevé dans la religion, tu ne critiques pas le roi ! » Pour qu’il s’exerce, le pouvoir démocratique doit d’abord compter sur ses croyants.

Croire au roi ou au jeu électoral peut-il devenir obligatoire pour tous ? En Belgique en tout cas, voter l’est depuis 1894. C’est le coup poing qu’offre ce système à la gueule de ses électeurs. Faudrait-il faire pareil ?

Le vote est aussi obligatoire en Australie, au Brésil, au Luxembourg, ainsi que dans quelques autres endroits. Au pays des kangourous, le taux de participation oscille depuis 1946 autour de 94 %. Formidable, du moins si l’on vise à concurrencer les taux de participation qu’annoncent les dictatures après leurs « élections ».

D’autres pays ont abandonné des législations semblables, comme aux Pays-Bas, où les taux de participation restent néanmoins assez élevés, du moins pour les élections législatives.

Au temps où le vote se poursuivait durant des semaines, voire des mois, des équipes de gros bras, souvent équipées de barres de fer ou de bâtons de base-ball, menaçaient d’aller foutre leur poing sur le nez du petit électeur qui aurait eu le malheur de ne pas penser comme eux. Ce fut l’éducation démocratique de nombre de générations.

Camillien Houde, le prédécesseur préféré de Denis Coderre, menait avec de pareils fiers-à-bras ses premières campagnes électorales sur la scène municipale et fédérale. Le poing sur la gueule fut longtemps le point sur les i de nos démocraties.

 

Plusieurs écoles étaient fermées lundi pour accueillir des bureaux de scrutin. À l’école Notre-Dame-de-l’Assomption, le gymnase était décoré. Du plancher au plafond, un effort collectif inouï produit par des gamins célébrait la gloire des Canadiens. On se serait cru au temps du trio de Jésus, Marie et du Saint-Esprit, ceux-ci étant remplacés aujourd’hui par d’autres images pieuses soigneusement crayonnées afin d’être étalées à la vue de tous : Bournival, Lafleur, Pacioretty, Gainey, Richard, Roy, Harvey, Plante… À l’entrée, en attendant d’aller voter, de grands cartons proposent l’histoire de la Sainte Trinité « du chandail bleu-blanc-rouge ».

Que des écoles soient fermées une journée pour voter, soit. Mais on en vient à se demander si les ennuis de pareille démocratie ne tiennent pas aussi au fait que de jeunes esprits se trouvent enfermés dans de petites histoires de hockey.



 

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