Les Premières Nations détiennent-elles un «vote stratégique»?

Lors d’une élection, les enjeux d’ordre éthique ou religieux sont rarement au programme des partis. Sauf quand il s’agit de flatter certains électeurs ou de leur faire peur. Les élections du 19 octobre réserveront-elles une surprise ? Pendant que quelques partis et des médias se ruaient sur « l’immigrante au niqab », ils restaient muets sur les autochtones du pays. Or, longtemps privés du droit de vote (jusqu’en 1960), et moins nombreux à se rendre aux urnes, les membres des Premières Nations détiendraient, dit-on, la clé du pouvoir…
Pareil résultat serait historique ! Honte nationale et internationale, le sort de cette population aurait dû compter parmi les priorités des partis dans la présente campagne. Malheureusement, les autochtones du pays demeurent une minorité, diversifiée et dispersée. Au siècle dernier, une commission de réforme avait proposé d’établir des circonscriptions électorales autochtones avec sièges au Parlement. Une autre avait même recommandé la création d’une assemblée législative distincte. Sans succès.
Depuis, il est vrai, de rares députés autochtones ont été élus à Ottawa, mais ces communautés n’ont pas acquis des moyens proprement politiques d’affirmation collective. Néanmoins, à ces élections-ci, ils auraient, dans 51 des 338 circonscriptions, un « vote stratégique ». Ces suffrages leur permettraient de faire battre certains des 23 conservateurs vulnérables en Ontario et dans l’Ouest. Ou de préserver une vingtaine de néodémocrates (en Colombie-Britannique, au Manitoba, en Ontario et au Québec).
Si ces communautés allaient ainsi priver Stephen Harper du pouvoir ou le vouer à redevenir minoritaire aux Communes, elles auraient certes servi aux conservateurs leur propre médecine, eux qui excellent à manipuler les diverses minorités du pays. Mais auraient-elles pour autant obtenu l’assurance d’un gouvernement qui leur donnera justice ou d’une opposition qui ait enfin le courage d’enrayer le « génocide culturel » dont elles sont encore victimes ? Rien n’est moins sûr.
Aux dernières élections, seulement 44 % des électeurs des réserves sont allés voter. Une moyenne nettement plus faible que dans la population en général. Dans certaines communautés, la participation fut même marginale sinon symbolique. Quelques votes suffiront sans doute ici ou là à renverser la faible majorité d’un député sortant. Mais ailleurs, il en faudra davantage, surtout quand la lutte s’annonce serrée entre trois ou quatre partis et que leurs appuis sont imprévisibles.
L’impatience a gagné, depuis l’élection de 2011, la jeune génération. Les chefs traditionnels n’ont plus autant d’ascendant sur leurs communautés. Les controverses nationales qui se déroulent sur les terres ancestrales ne mobilisent plus seulement des autochtones ; des défenseurs de l’environnement proviennent aussi d’autres milieux. Et si les uns ont encore recours aux contestations judiciaires et aux protestations pacifiques, d’autres ne cachent pas que leur opposition pourrait être violente.
La participation des autochtones aux scrutins des dernières décennies, tout en étant moindre que celle de l’ensemble de la population, témoigne certes d’une acceptation du système démocratique. Mais une partie des communautés en voit encore trop les faiblesses pour lui confier leurs intérêts. Et surtout, une minorité radicale rejette carrément le vote universel, y voyant une menace à l’identité autochtone ou au droit de gérer ses propres affaires. Bref, voter pour des candidats d’autres cultures ne suffit plus.
Le NPD a inscrit à son programme plusieurs articles répondant à des exigences autochtones, et Thomas Mulcair aligne 23 candidats venant de ces communautés. Les libéraux souscrivent eux aussi à plusieurs demandes et Justin Trudeau compte dans ses rangs 18 candidats autochtones. Quant au parti de Stephen Harper, il en compte quatre seulement, dont Leona Aglukkaq, actuellement ministre de l’Environnement. Le 19 octobre dira combien d’entre eux vont accéder au Parlement et au gouvernement.
Entre-temps, Élections Canada aura fort à faire pour encourager les autochtones des « réserves » et ceux des villes à se rendre aux bureaux de vote. Et sans doute aussi, pour protéger ces électeurs contre des manoeuvres frauduleuses comme celles, encore peu élucidées, des dernières élections fédérales. Sans oublier la crainte de certaines communautés, qui dépendent trop encore du pouvoir fédéral, d’être identifiées par leur vote à un parti plutôt qu’à un autre.
Mais quel que soit le résultat de ces élections, la question autochtone ne saurait être résolue par les seuls partis ou le pouvoir fédéral. Les provinces sont aussi de plus en plus conscientes des problèmes qui se posent. Les villes et leurs services sont interpellés par ces femmes autochtones assassinées ou disparues, ces prisonniers issus en grand nombre de ces communautés et, surtout, ces enfants retirés de leurs familles et qui risquent de subir un sort aussi déplorable sinon pire que dans les pensionnats d’autrefois.
Qu’il s’agisse de femmes, de prisonniers ou d’enfants, les victimes autochtones témoignent non seulement de l’échec de la tutelle fédérale, mais aussi de la pauvreté qui a englouti des réserves ainsi que du racisme qui attendait les Amérindiens et les Inuits en quête d’une vie meilleure dans les villes. En même temps, force est de constater que le développement économique et social qui a valu progrès et prospérité ailleurs au Canada ne saurait, sans plus de discernement, servir de modèle d’avenir aux Premières Nations.
Les partis ont commencé à faire place à des autochtones dans leurs instances. D’autres institutions devraient les imiter. Y compris au Québec.