Jacques Grand’Maison, prophète du Québec moderne

« En bout de route, écrit Jacques Grand’Maison dans Ces valeurs dont on parle si peu, je sens le besoin de faire un bilan. Un pied dans la société de plus en plus laïque, et l’autre dans la tradition judéo-chrétienne trois fois millénaire ; j’en ai fait deux passions qui n’ont cessé de me charrier au-delà de mes moyens et souvent de mes volontés. »
Âgé de 83 ans et frappé par la maladie, Grand’Maison, « parvenu à la toute dernière étape de [sa] vie », « face à [son] ultime départ », a voulu, dans cet essai, redire une dernière fois ses inquiétudes et ses espérances. L’homme, qui se définit comme un « progressiste conservateur » et un « réformiste radical », est un des derniers grands représentants d’une génération d’intellectuels qui est née et a été formée dans le Canada français traditionnel avant d’embrasser avec enthousiasme la modernisation du Québec. « Je suis d’un pays incertain, sinon impossible, mais c’est le mien », écrivait Grand’Maison en 1976.
Prêtre et théologien, Grand’Maison est aussi un sociologue de terrain. On retrouve encore, dans ce double statut, la combinaison du Québec traditionnel et du Québec moderne, qui anime toute l’oeuvre du penseur. Partisan d’une pensée chrétienne incarnée, d’une « spiritualité des réalités terrestres », écrivait-il dans Une spiritualité laïque au quotidien (Novalis, 2013), Grand’Maison met aussi les sciences humaines à contribution dans sa réflexion sur l’état de notre société. Le moraliste, chez lui, s’accompagne d’un chercheur branché sur le réel.
Crise de sens
Dans Ces valeurs dont on parle si peu, l’intellectuel poursuit la grave méditation qu’il a entamée, il y a 50 ans, dans son essai Crise du prophétisme (L’Action catholique canadienne, 1965). « Certes, écrit-il, nous sommes fiers, avec raison, de nos libérations modernes. Tant qu’il y a des traditions oppressantes à critiquer, il y a là un sens à l’émancipation. Tu peux t’émanciper avec un refus global de presque tout ton héritage historique, religieux et moral, des grosses familles d’hier, de la trahison des clercs, bref de tout ce que tu veux. Mais un jour, la réserve est à sec et tu vis une crise de sens. Je la trouve souterraine dans nos indécisions collectives, dans plusieurs de nos productions culturelles et puis dans ce qu’on appelle postmodernité. »
Tout l’esprit de Grand’Maison est là. Il y avait, reconnaît-il, des libérations à mener quant aux structures parfois étouffantes ou injustes du monde traditionnel. Les Québécois y ont gagné la possibilité d’une « réappropriation de la conscience » et un réjouissant espace de liberté. La modernité, dont la Révolution tranquille constitue notre version nationale, promettait « l’articulation nouvelle du bonheur individuel et du bien public, de la liberté et du politique dans une dynamique de projets collectifs appuyés sur une volonté et une culture démocratiques ». Or, qu’en avons-nous fait ?
Le bilan de Grand’Maison est douloureux. « Ce qui me scandalise le plus du monde d’ici au Québec, c’est sa superficialité et son vide spirituel », écrit-il. Nous avons rejeté les « cohérences culturelles, morales et religieuses d’hier », en les accusant, parfois à raison, d’être aliénantes. Or, demande le prêtre-sociologue, par quoi les a-t-on remplacées ? « S’est-on donné une morale laïque après l’éclatement de la morale religieuse ? » Nos contemporains reconnaissent l’importance de la morale et de l’éthique, constate Grand’Maison, mais c’est pour aussitôt se livrer à un plaidoyer relativiste, selon lequel la morale serait l’affaire de chacun.
Inquiétude et espérance
Les manifestations de ce désarroi, souvent inconscient, sont nombreuses : culture narcissique du Moi fondée sur le rejet de toute transcendance ; fantasme de la toute-puissance du désir qui s’accompagne d’immaturité relationnelle ; éducation « Google », qui fabrique « des êtres horizontaux qui surfent sur la médiocrité, sans culture antérieure à l’individualité qu’on dit tout posséder en soi [sic] » et, par conséquent, sans souci du respect des règles de la langue, perçues comme d’insupportables contraintes extérieures ; mépris des institutions (allez dans un mariage civil contemporain et vous verrez le délitement du symbolique à l’oeuvre) ; quête incessante de divertissement et fascination pour le virtuel. Or, lance Grand’Maison, « à quoi bon la ville intelligente et le précieux GPS, s’il y manque une petite boussole intérieure pour bien orienter le sens de sa vie » ?
Le portrait est sombre. Inquiet, le sociologue, qui s’est toujours défini comme un chrétien brûlant, engagé dans le monde et convaincu que « ce n’est pas d’abord la religion qui nous démarque aux yeux de Dieu, mais notre humanité ou notre inhumanité », ne désespère pas. Son essai se veut « une invitation à mieux intégrer l’âme et la conscience dans nos regards sur ce qui nous arrive », une invitation, pressante, à « concilier nos meilleures traditions culturelles avec les valeurs inspirantes de la modernité ».
Ces valeurs dont on parle si peu est un essai un peu brouillon, qu’on sent rédigé dans l’urgence par un homme de foi qui veut redire à ses compatriotes, avant de partir, qu’il faut une ouverture intérieure à la transcendance, divine ou humaine, et des bases morales et spirituelles nourries de culture pour bâtir un monde plus juste et donner un sens à l’existence.
Jacques Grand’Maison, écrit le théologien Gregory Baum dans Vérité et pertinence (Fides, 2014), est un sage, mais surtout un prophète. Sa parole, dérangeante et amoureuse, est de feu.
En ce pays, ce n’est pas l’insupportable pesanteur de l’intégrisme religieux qui nous menace le plus, mais l’appauvrissement de l’âme et de sa profondeur de sens, d’intériorité, de fortes motivations et convictions de foi et d’espérance.