Abel et la Bête

On se dit : c’est facile, il n’y a qu’à broder autour de quelques thèmes. Parler de son obsession pour la pêche au gros (Hugo, Kerouac, Melville, Ferron, Joyce), insister sur un appétit ancien pour la famille, les livres et la sexualité, rappeler sa fascination « par-devers » tout ce qui est monstrueux.
Mais toute réduction semble perdue d’avance. Cette « boîte à mots » qui s’appelle Victor-Lévy Beaulieu a ajouté une pierre à son oeuvre colossale avec un autre gros livre insaisissable. Une sorte de livre-univers dans lequel il brasse encore une fois l’intime et le national, l’ici et l’ailleurs, l’essai et le roman. Où le réel et l’imaginaire se confondent.
Dans un texte de 1976, le barbu de Trois-Pistoles — qui vient tout juste de souffler ses 70 chandelles — estimait « qu’écrire n’est rien de moins que du pillage et il est important de prendre à l’autre son butin, ne serait-ce que pour se revêtir de ses mots et pour s’armer de leur puissance ». Ajoutant : « On en avait besoin et l’autre en avait besoin aussi. »
En nous livrant ce « testament autobiographique, littéraire, social et utopiste », VLB convoque et s’approprie la puissance de Friedrich Nietzsche (1844-1900), dont la vie et l’oeuvre forment à ses yeux « l’un des rêves les plus étranges qui puissent se vivre, de jour comme de nuit ». Il est ici autant à son propre service qu’à celui de Nietzsche, conscient de payer ses dettes au philosophe allemand.
Titan de papier
Sans surprise, son 666. Friedrich Nietzsche est un monstre de près de 1400 pages, une créature de papier un peu difforme, dotée d’excroissances, de tentacules qui prennent la forme de digressions, de visions, d’auto-exégèse. Un échafaudage plus vaste encore que sa maison du Bas-du-Fleuve, exposée à tous les vents de l’imagination.
« Nietzsche est ce personnage de théâtre endetté auquel on enlève une livre de chair pour chacun des ouvrages qu’il écrit ; il est l’homme mutilé et ensanglanté par excellence, il est au-delà même de ce que retient la mémoire, qu’elle soit celle de l’enfance ou celle de la maturité », raconte l’écrivain le plus prolifique du Québec — une trentaine de romans, une vingtaine d’essais littéraires, des pièces de théâtre, des milliers de pages de téléromans — dans ce « dithyrambe beublique » du philosophe allemand.
Aborder l’auteur du Gai savoir et d’Ainsi parlait Zarathoustra sans connaître l’histoire de l’Allemagne ou la pensée de Martin Luther ? Qu’à cela ne tienne : il étale sur sa grande table de cuisine tous les livres de Nietzsche et tous les livres qui lui ont été consacrés — et tous ceux qu’il pense avoir lus. C’est une méthode qui lui a toujours souri depuis Pour saluer Victor Hugo (1971).
Mais il y a un hic : VLB n’écrit plus. Il ne couvre plus au stylo-feutre bleu les piles de longues feuilles de notaire de son écriture appliquée de gaucher. Il est redevenu un simple lecteur. Mais lire ? « Sous le prétexte d’apprendre à connaître l’autre, c’est soi-même qu’on redécouvre ! »
C’est donc sous la forme d’une longue lettre adressée à Samm, cette Amérindienne qui était notamment la narratrice de son Docteur Ferron (Trois-Pistoles), qu’il explore et souligne, convoque les mythologies hyperboréennes et germaniques, ressuscite les Wisigoths et Wagner, réfléchit à voix haute, cite certains biographes de Nietzsche ou des paragraphes entiers de Wikipédia, avant d’ouvrir le tiroir de ses « amours malcommodes » avec quelques actrices célèbres.
Une pirouette nous ramène Abel Beauchemin, son alter ego d’encre bleue apparu dès 1969 avec Race de monde, visité par Calixte Bélaya, l’institutrice camerounaise venue s’installer chez lui avec sa trâlée d’enfants. S’y mêlent tous les fantômes du passé : frappé par la poliomyélite à 19 ans, VLB (ou Abel, on ne sait jamais trop) revient sur cet épisode fondateur, de même que sur les débuts de sa carrière d’écrivain et d’éditeur, son mariage raté avec la « femme rare » qui lui a donné deux « filles sauvages ». Ses années alcooliques, la grande solitude réchauffée par les animaux et la mort récente de son bouc adoré, Will Shakespeare, son double du bord des bêtes.
Qui parle ? Le réel se mêle ici à l’imaginaire, les menteries succèdent aux « voyageries », culminant dans un épisode de chasse-galerie où on l’aperçoit assis dans un chariot tiré par Will Junior, son jeune bouc, survolant les toits de Turin à la recherche de Nietzsche, le gros marteau de Thor à la main.
Lire, c’est bien. Mais « délire » est encore mieux, semble nous dire l’écrivain.
Une pointe d’amertume
Le « pays équivoque », aujourd’hui de moins en moins équivoque, de plus en plus perdu dans la brume, VLB l’appelle dans ce gros livre un peu brouillon le « pays-qui-ne-l’est-toujours-pas ». À propos de la question nationale québécoise, l’amertume le gagne. Et comme pour conjurer sa propre souffrance, il lève les yeux vers ailleurs, le mythe ne suffit plus : « J’ai longtemps pensé que la mythologie pouvait être, non pas un passé déterminant, mais un possible devenir. J’ai longtemps pensé aussi que si je faisais de ma vie le corps et l’esprit de l’écriture, l’épopée serait pour ainsi dire forcée de venir au monde de la volonté de puissance. »
Est-ce pour autant la vraie fin de La vraie saga des Beauchemin ? Le cycle annoncé au début des années 70, constitué entre autres de titres plus récents comme James Joyce, l’Irlande, le Québec, les mots, Antiterre (tous deux chez Trois-Pistoles)et Bibi (Grasset), ressemble de plus en plus à un univers en expansion.
Ce 666. Friedrich Nietzsche est aussi une leçon de vie et de curiosité, traversée d’une permanente réflexion sur le sens de l’écriture, qui « n’est autre chose que la face masquée du Minotaure et que la lecture est le fil fragile d’Ariane qui y conduit. »
Près de cinquante ans plus tard, l’utopie politique et littéraire d’Abel Beauchemin confine-t-elle à un échec écrit d’avance ? Spectateur d’une humanité devenue plus que jamais « barbaresque », transporté par sa coutumière fièvre créatrice, l’écrivain continue pourtant à ensemencer le réel à pleines poignées. À quelle fin ? Jusqu’à quand ? Vers quels horizons ? Va savoir. Va donc savoir, dirait VLB !
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.
Puis de l’euphorie, je passais brutalement à la rage : rage contre moi-même, rage contre le monde, rage contre ce Québec qui s’éloignait d’une année à l’autre, non seulement de son rêve d’indépendance, mais de son simple vouloir-être. À quoi bon travailler autant quand t’habite le sentiment que, tôt ou tard, la société dans laquelle tu vis fera partie de ce que John Kennedy a appelé les débris de l’Histoire ? Une telle colère finissait par m’habiter, un tel sentiment de solitude m’atteignait, que je fuyais l’appartement de la rue Sherbrooke.