Lettre à Paul Lafargue
Mon cher Paul, il faut bien l’admettre : tu t’es royalement planté en 1883, dans ton texte Le droit à la paresse, en écrivant que la machine allait être le « rédempteur de l’humanité », ce « Dieu qui rachètera l’homme des sordidae artes [les besognes des esclaves] et du travail salarié, […] qui lui donnera des loisirs et la liberté ».
Après relecture, il y a quelques jours, un dimanche matin, en format PDF sur l’écran d’un iPad, de ta critique de l’asservissement des masses et de l’aliénation du travailleur, nourris, selon toi, par la « tartuferie chrétienne et l’utilitarisme capitaliste », le constat s’est imposé de lui-même : la machine, c’est plus que jamais tout le contraire qu’elle a fait arriver dans nos vies.
Le coeur de l’été est d’ailleurs un moment propice dans l’année pour s’en désoler un peu et en prendre franchement conscience, tout en refrénant nos envies de toucher à ces outils connectés qui désormais nous entourent. Loin d’offrir cet espace de liberté dont tu as rêvé, toi le socialiste humaniste, gendre de Karl Marx et proche de Lénine, ils sont surtout devenus le moteur d’une forme insidieuse d’aliénation.
Celui — et même celle — qui a déjà consulté ses courriels professionnels le soir après le repas ou le matin dans son lit au réveil, qui a terminé la lecture d’un rapport le dimanche matin, le samedi soir en hiver ou dans le nombril de ses vacances d’été ne pourra certainement pas dire le contraire. Même chose pour celui qui, depuis des années, comble maladivement les interstices de son quotidien, dans l’ascenseur, à l’arrêt d’autobus, en faisant défiler des contenus désennuyants mais pas forcément pertinents sur l’écran de son téléphone dit intelligent, ainsi que pour celle qui manque régulièrement l’instant présent parce qu’elle est trop excitée à l’idée de le partager par l’entremise du même genre de machine.
Oscar Wilde disait : « Vivre est la chose la plus rare du monde. La plupart des gens ne font qu’exister. » La technologie et ses nombreuses applications sociales n’ont jamais autant rendu la chose aussi exacte.
Mon cher Paul, tu as manqué ton coup, en convoquant dans ton texte Aristote et son idée qu’un outil, en exécutant « sans sommation, ou bien de lui-même, sa fonction propre », allait du coup faire disparaître maîtres et esclaves. Prends le multitâche, ce concept très moderne, qui s’est imposé de lui-même, en douce, mais de manière durable, dans les univers numériques comme extension du domaine du travail et de l’activité humaine. Nouvelle forme d’esclavage ? Il permet à chaque instant de combattre la fatigue d’une tâche par la possibilité d’en commencer constamment une nouvelle. Comme asservissement à un outil de production, Frederick Winslow Taylor, père du taylorisme et arrière-grand-père du toyotisme, n’aurait pas imaginé mieux !
Et que dire de tous ces algorithmes d’assistance et d’aide à la prise de décisions qui, tout en promettant de libérer l’humain de quelques contraintes et autres banalités du quotidien (ranger, organiser, discerner, choisir…), l’enferment désormais dans des environnements de plus en plus contrôlés, restrictifs et dominés par des intérêts économiques vicieux qui arrivent parfaitement à tirer profit de ces nouvelles mises en captivité. Toi, tu les appelais les Schneider ou les Rothschild. Aujourd’hui, ils s’appellent les Google, les Facebook, les Apple…
Tu n’avais certainement pas vu tout ça venir, mon cher Paul : le monde des machines n’a pas affranchi l’humanité, il l’a plutôt, avec son esprit forcément calculant, déconnecté en l’amenant à envisager l’autre et à appréhender sa propre existence par des agrégats de données binaires. Des 0 et des 1 qui, paradoxalement, peuvent même être assemblés dans un microprocesseur pour faire apparaître sur un écran cette question troublante : dans un univers où les règles quantitatives dominent, quelle place reste-t-il pour une conception qualitative du monde ?
Cet esprit mathématique, imposé à l’humain par la machine, donne d’ailleurs le ton à cet hyperpragmatisme qui cherche aujourd’hui à s’emparer de tout ce que nous sommes et de tout ce que nous faisons : du divertissement à l’affirmation de soi, de l’engagement social à la recherche de l’âme soeur, de la création à la réflexion, ou du moins ce qu’il en reste. À la longue, la machine n’est-elle pas en train de nous rendre étrangers à nous-mêmes et finalement aux autres, ce que toi et les tiens, mon cher Paul, qualifiiez simplement, à votre époque, d’aliénation.
Une aliénation qui, effectivement, en nous forçant à être performants y compris pendant les vacances, pour avoir des récits à médiatiser sur nos réseaux sociaux, en mettant le cycle du travail au diapason du cycle circadien, en inventant des chaînes désormais dématérialisées, fait de ton droit à la paresse, mon cher Paul, malgré tous les espoirs que tu affichais en ton temps, une impossible subversion.