Tableau noir

Les anciens appelaient ça le « fatum ». On pourrait aussi dire la prédestination, le destin, la fatalité. Les Arabes ont aussi leur « mektoub » qui désigne ce qui a été écrit avant même de se produire. La différence, aujourd’hui, c’est que ces prophéties ne sont plus dans les textes sacrés, mais dans le journal.

Voilà les mots qui me sont venus à l’idée en lisant dans la presse qu’en ces temps de restrictions budgétaires, le gouvernement québécois avait gaspillé 240 millions de dollars afin de doter les écoles québécoises de tableaux numériques. Comme Monsieur Jourdain dans Le bourgeois gentilhomme, les chroniqueurs préfèrent évidemment parler de « tableaux interactifs ». Quand ils ne poussent pas le ridicule jusqu’à élever ces derniers au niveau d’objets « intelligents ». Mais, passons.

Une très sérieuse étude de l’Université de Montréal vient en effet de démontrer que la décision prise par le gouvernement de Jean Charest de doter toutes les classes du Québec de ce gadget électronique n’a servi à rien. Les chercheurs, qui ont interrogé 6000 élèves et 400 professeurs, expliquent que ces joujoux à 7000 $ pièce n’ont d’interactif que le nom, qu’ils plantent régulièrement et ne servent finalement qu’à projeter des images. Comme les bons vieux projecteurs d’antan ! Même les élèves ne semblent guère impressionnés puisqu’ils ont déjà à la maison des écrans plus performants.

Le plus étonnant dans cette enquête, c’est qu’il a fallu une vaste étude pour répéter ce que tant de professeurs avaient dit et redit depuis 2011. Il suffit de relire les déclarations des syndicats d’enseignants et les lettres aux journaux pour conclure en effet que tout cela était écrit. Et fort bien écrit.

Mais peu importent les enquêtes, l’illusion technologique ne souffre pas la contradiction. Notre premier ministre a donc aussitôt réaffirmé sa foi numérique en réitérant que le programme serait maintenu en l’état, tant il est vrai que l’État technocratique préférera toujours investir dans des machines plutôt que dans une solide formation des maîtres. On pourrait presque croire que se cache dans cette illusion technologique le rêve secret d’une école-machine qui pourrait enfin se passer des professeurs.

 

Consolons-nous, le Québec n’est pas le seul à sacrifier à cette nouvelle religion. La France elle aussi vient de se donner un nième « Plan numérique pour l’école ». Il s’agit notamment de doter tous les élèves du secondaire de tablettes tactiles à partir de l’an prochain.

Récemment, le professeur de lettres Loys Bonod est allé vérifier comment les élèves déjà équipés de ces tablettes personnalisaient ce que les pédagogues nomment pompeusement leur « environnement personnel d’apprentissage ». Sa démarche n’a rien de scientifique puisqu’il a simplement pigé au hasard dans les tablettes des élèves. Qu’y a-t-il découvert ? Deux ou trois logiciels éducatifs à côté d’une soixantaine de… jeux ! Oui, des jeux comme Pixel Gun, Sonic Dash et Trial Racing.

Loys Bonod est cet enseignant qui avait, il y a quelques années, tendu un piège à ses élèves. Il avait introduit plusieurs inventions de son cru dans des fiches Wikipédia avant de demander à ses élèves de faire une recherche sur les mêmes sujets. Évidemment, ses élèves avaient retranscrit textuellement dans leurs copies les aberrations que leur professeur avait introduites sur Internet.

Au fond, ironise Loys Bonod, avec ces tablettes tactiles, « l’élève a compris, bien avant ses professeurs (à part les plus innovants d’entre eux) que l’école devait aujourd’hui devenir ludique. » De nombreux pédagogues ne vont-ils pas jusqu’à promouvoir l’utilisation de jeux électroniques dans l’enseignement, notamment en histoire, afin de développer certaines « compétences » ?

Comme si le grand problème de l’enseignement aujourd’hui n’était pas d’abord celui de la capacité de concentration des élèves. La plupart des problèmes de lecture sont liés à cette difficulté qui va croissante, en particulier dans les milieux populaires. Or, il suffit d’écouter la télévision et de surfer sur Internet 15 minutes pour saisir combien l’environnement technologique, obéissant à la logique du marketing, n’est généralement destiné qu’à aguicher l’utilisateur afin qu’il s’éparpille toujours un peu plus.

Or, « surfer » exige des habiletés qui sont à l’exact opposé de celles que réclame l’étude. Celui qui surfe se laisse guider par son intuition. Il se contente de butiner en effleurant les choses. Il s’agite, en faisant d’ailleurs des « activités », et se noie dans l’immédiateté des choses. Au contraire, celui qui étudie ne s’intéresse qu’à la démarche rationnelle qui le mène au but. Il se concentre pour aller au fond des choses fuyant l’agitation du monde pour mieux le comprendre.

Il ne s’agit pas d’interdire l’ordinateur à l’école, ce qui serait illusoire. Mais de comprendre qu’il ne peut y avoir d’éducation sans une lutte de tous les instants contre l’environnement ludique que crée la technologie et qui pousse chacun de nous à se disperser toujours un peu plus. On pourrait même dire que c’est le défi de notre époque. Pour le relever, le tableau noir et la craie suffisent amplement.

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