Jacques Parizeau, le technicien compatissant

René Lévesque a charmé les Québécois par son intelligence émouvante. « Il discourait en langue québécoise de ce temps-là, le français de désir », écrit justement Jean Larose, dans ses récents Essais de littérature appliquée (Boréal, 2015). Jacques Parizeau n’a jamais suscité le même attachement émotif. La majorité des Québécois le respectaient — comment faire autrement devant tant d’envergure ? —, certains même vénéraient sa détermination indépendantiste, mais peu vibraient devant lui.
Pierre Bourgault, en 1994, dans les pages du Globe and Mail, s’en désolait. « Ils n’aiment pas son style : trop distant à leur goût, écrivait-il. Ils n’aiment pas son assurance : trop différente de leur propre sentiment d’infériorité. Ils n’aiment pas les gagnants : trop difficiles à accepter pour les perdants qu’ils sont. » Bourgault ajoutait que si les Québécois n’arrivaient pas à vraiment aimer Parizeau, c’est que ce dernier, au fond, en imposant l’exemple de son courage et de sa constance, leur procurait « un vague sentiment de culpabilité ». Parizeau, en d’autres termes, leur faisait un peu peur, en les forçant à trancher.
Rationnel
Bien conscient de cela, le regretté homme politique avait choisi, en 2009 comme avant, dans un essai intitulé La souveraineté du Québec. Hier, aujourd’hui et demain (Michel Brûlé), d’assumer pleinement le « point de vue du technicien ». Une majorité de Québécois, constatait-il, croient la souveraineté souhaitable et réalisable, mais pensent qu’elle ne se fera pas.
Cela est normal, convenait-il, puisqu’un peuple qui « a atteint un certain degré d’aisance, de bien-être, […] hésitera à se lancer dans ce qui pourrait passer pour une aventure ». Pour le convaincre d’abandonner ce fatalisme, Parizeau, c’était sa force, choisissait donc de « faire appel au rationnel ». Une telle approche n’a pas le lyrisme de celle d’un Lévesque, mais est nécessaire pour rassurer les esprits hésitants.
Infatigable militant de la cause indépendantiste, Parizeau, presque quinze ans après avoir quitté son poste de premier ministre, s’attelait une fois de plus à la tâche, en économiste, en « technicien ». La mondialisation, expliquait-il, en créant de grands marchés internationaux, profite au projet souverainiste, désormais libéré du boulet de l’association vitale avec le Canada. « L’intégration économique, suggérait Parizeau, ne réduit pas le nombre de pays indépendants, elle contribue à l’augmenter », en permettant à ces pays, petits ou grands, de s’intégrer dans de vastes ensembles.
Dans le même élan, toutefois, étant donné que cette intégration entraîne le fait que les États doivent déléguer certains pouvoirs à des organismes internationaux, il faut de plus en plus « que le citoyen sache qu’il reste quelqu’un qui soit responsable de son bien-être et de sa protection. Et ce quelqu’un, concluait Parizeau, doit être l’expression d’une culture commune, d’institutions communes — la plupart du temps d’une même langue — et en tout cas d’un vouloir-vivre ensemble. »
Avec brio, et contre une idée reçue, Parizeau démontrait donc que vouloir l’indépendance nationale, à l’ère de la mondialisation, va « dans le sens de l’histoire ». Un peuple, même petit, a la chance de s’intégrer à de vastes réseaux économiques et doit, pour ne pas y perdre son âme, se donner un État protecteur de sa culture et de ses institutions fondamentales.
Social-démocrate
L’esprit de Jacques Parizeau est là, dans cette démonstration originale et rigoureuse, mais un peu froide et professorale. On le retrouvait aussi dans les réfutations que Monsieur réservait au discours alarmiste sur la dette du Québec. Or, comme Bourgault l’affirmait, l’homme était plus que ça. Assigné à la couverture de la campagne électorale québécoise de 1994 pour le Globe and Mail, Richard Mackie découvrait en Parizeau « un type d’homme plutôt rare en politique québécoise : celui du grand-père bon enfant, généreux, tout à fait à l’aise avec les sans-emploi et les sans-abri, leur expliquant familièrement pourquoi il veut diriger un gouvernement qui les aidera à améliorer leur sort ».
Bourgault, qui disait connaître « l’âme et l’esprit dissimulés derrière l’image publique » du grand technocrate après vingt-cinq ans de fréquentations, confirmait la description de son collègue journaliste. « Oui, écrivait-il, Jacques Parizeau est un homme compatissant et se mêle aisément à ceux qui vivent dans un dénuement qu’il n’a jamais lui-même connu. »
Fidèle à la personnalité de l’homme, cette compassion ne s’exprimait pas par le spectacle de la charité, mais par la mise en place de politiques sociales-démocrates. « Grand bourgeois au coeur d’or », assure Bourgault, Parizeau « n’est pas un gourou qui promet mer et monde ; il est un homme politique, créateur de mieux-être au moyen de structures et d’institutions fortes ».
Lysiane Gagnon, dans une chronique de son recueil L’esprit de contradiction (Boréal, 2010), en arrive à la même conclusion. « Conservateur par tempérament, capitaliste par réflexe professionnel, suggère-t-elle, [Parizeau] a l’instinct social-démocrate et reste fidèle aux théories des années 1960 sur l’État levier. » Assez riche pour n’avoir pas à se préoccuper d’argent, détaché des symboles extérieurs de la richesse, « c’est dans la tête que Parizeau est flamboyant, note-t-elle, pas dans le style de vie ». Son panache, qui a quelque chose d’aristocratique, est tout intellectuel.
Au Québec, déplorait Bourgault, nous aimons nos politiciens quand ils font pitié. Or, Parizeau, homme politique rationnel et fonceur, soucieux d’une justice sociale institutionnalisée, « ne fait pas pitié ». Peut-on en dire autant de nous, désormais privés de ce champion de la nation québécoise et abandonnés sur une scène politique qui a des airs de désolation ?