Un petit couac

Le livre numérique produit son lot de nostalgiques et d’insatisfaits — il m’arrive d’en être, mais je peux aussi en apprécier les mérites, surtout en ce qui concerne la portabilité.
Virgile Stark, un bibliothécaire français qui publie sous pseudonyme un brûlot inquiet et indigné contre ce qu’il appelle la « barbarie à visage numérique », fait partie de ce groupe sans l’ombre d’un doute. Il assume parfaitement sa position de « vieux sensualiste », attaché au poids des livres, condamnant sans réserve « l’imprudence phénoménale avec laquelle nous avons forcé l’éclosion du Printemps numérique ».
Crépuscule des bibliothèques est avant tout un appel à la prudence face aux incendiaires de la culture. « Nous sommes gavés de réponses à des questions qui ne sont jamais posées », martèle Virgile Stark au long de cette triste élégie pour le livre de papier.
Pour les enthousiastes de la dématérialisation et de l’« intégrisme technique », c’est blanc bonnet et bonnet blanc : « Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse ? » Au contraire, estime l’auteur, le livre n’a aucun véritable rival. C’est un objet qui a atteint une forme parfaite, indépassable, « un chef-d’oeuvre adéquat à sa finalité », mariant de façon unique la forme et le fond.
Il plaide pour un temps d’arrêt. De quel poids, demande Stark, le e-book nous allège-t-il ? Quels étaient les limites et les désagréments du livre papier ? Qui a vraiment besoin de se promener avec 1000 livres au creux de la main ? Lire sur écran est-il une expérience de même nature que de lire sur papier ? Le texte est-il tout ce qui compte ?
« Le support n’est pas indifférent », répond-il, tout en appelant à la résistance, au risque de devenir soi-même une chose numérique « exploitable par toutes les machines totalitaires ».
Virgile Stark a quant à lui été au premier rang de la révolution numérique mise en oeuvre dans les bibliothèques publiques depuis déjà un certain nombre d’années — il raconte avoir notamment travaillé à la BNF, rue de Tolbiac à Paris. Numérisation des collections, achat de livres numériques, prêts de liseuses, campagnes de littératie informatique, soirées consacrées aux jeux vidéo, accès à distance. Du café et des beignes avec ça ? Ça se fait déjà. Mais de simples livres, du silence ?
Épure numérique
Tout est fait désormais pour « pimper » ces lieux qui semblent être devenus de grands espaces ludiques gavés au « supernouveau ». Les bibliothèques ont quelquefois même changé d’appellation, se muant en médiathèques, passant des lieux de savoir qu’ils étaient à des lieux de divertissement. Toutes les initiatives sont bonnes afin de lutter contre les « stéréotypes négatifs qui pèsent sur l’image de la bibliothèque ».
On y vient désormais pour « fureter » sur Wikipédia plutôt que pour consulter patiemment l’Encyclopaedia Universalis, devenue lourde avec ses trente volumes poussiéreux qu’il faut manipuler, aride, voire ringarde, figée et terriblement non participative. De toute manière, la publication de la version papier a été arrêtée en 2012… Autant en emporte le vent.
Pourtant, quoi de plus participatif que l’une de ces petites bibliothèques de rue, en forme d’armoire, de cabane d’oiseau ou de niche, qui fleurissent ici et là dans certains quartiers de Montréal ? Des initiatives qui font des livres des objets vivants, organiques, palpables. Ce qu’ils ont toujours été avant l’espèce d’hystérie hypnotique en faveur du numérique.
À l’automne 2013, la Ville de San Antonio, au Texas, ouvrait la Bexar County Digital Library, la première bibliothèque 100 % numérique. Un espace épuré rempli d’écrans et d’ordinateurs, sans le moindre livre et sans poussière. Une terrifiante vision du futur. Une fenêtre ouverte sur l’oubli, la marchandisation, la censure appréhendée.
Certains fâcheux littéraires résistent à leur façon, tentent de ralentir à la force du poignet l’avancée du rouleau compresseur du numérique et de son « bonheur comateux ». Comme Milan Kundera, dit-on, qui interdit l’adaptation de ses livres au format numérique.
« Il m’arrive de me tenir devant ma bibliothèque personnelle, écrit Virgile Stark, assis ou debout, et de la parcourir longtemps des yeux, comme un vitrail qui ne cesse jamais de révéler sa beauté et sa signification. J’aime à croire qu’elle est un temple édifié par ma quête et mon errance, un endroit secret, connu de moi seul, une cave profonde aux murs recouverts de chants et d’axiomes, un musée de mes rencontres, parsemé de grandes statues vivantes qui se parlent, et dont les voix dissemblables se fondent pourtant en un concert harmonieux. »
Un pilonnage en règle de l’enthousiasme numérique, parfaitement conscient de déplaire. Un petit couac qui ne sera pas beaucoup entendu.
Deviendrait-il un pseudo-livre accompli, avec des pseudo-pages souples et couvertes d’une encre électronique renouvelable — comme on l’annonce —, il ne serait encore qu’un ersatz du livre, honteux d’être revenu à son point de départ, et dont la seule vertu serait qu’il endiguerait la mort des arbres (mais au prix de la mort de combien d’hommes, asphyxiés par la pollution de ses déchets indestructibles ?). Il lui manquerait encore la diversité du format, la fragilité, les parfums et, tout simplement, l’identité singulière.