Sexe triste
Dire que l’industrie du sexe est crue relève du truisme. Le montrer, exposer pièce par pièce un monde qui carbure au vice, au mépris, à la manipulation, à la mise en commerce du corps, à l’asservissement et à l’avilissement de l’autre, sans remords et avec un naturel et une loyauté pour le moins troublants, tient d’une anthropologie sociale plus que nécessaire. Particulièrement à une époque qui carbure à l’instant, au jetable, aux plaisirs faciles, et où l’individualisme donne des ailes à l’indifférence.
C’est l’impression qui reste, au sortir du nouveau documentaire d’Ève Lamont, Le commerce du sexe, qui se prépare à prendre l’affiche au Québec ce vendredi 1er mai. Le film de 76 minutes, pas racoleur pour deux sous, plonge dans les coulisses d’un monde interlope, d’une industrie de la chair, de la soumission et du sexe triste, qui trouve sa légitimité depuis des années dans l’indolence de sa clientèle. Le terrain est connu. Les personnages sont prévisibles. Mais l’incursion finit par en devenir malgré tout vertigineuse.
Sobriété et humanité
Sur la pellicule, pas de cette morale affligeante, facile et souvent suspecte qui accompagne généralement les regards posés sur l’univers de la prostitution. Tout se passe dans la sobriété, dans l’humanité — en perdition — et dans la confidence des principaux acteurs de cet orchestre de chambre pathétique. Leur honnêteté, leur franchise, leur lucidité donnent le ton.
Il y a ce membre repenti d’un gang de rue, rencontré dans les couloirs d’un centre jeunesse, qui détaille, avec un semblant de regret, la recette sournoise, mais terriblement efficace qu’il a exploitée pendant des années pour mettre des jeunes filles égarées, souvent de bonne famille, toujours en mal d’amour, au service des siens. Les mots sont durs. Les images sont fortes. La mécanique odieuse de cet esclavage des temps modernes, ainsi exposé, est d’une tristesse infinie.
Il y a aussi cette jeune danseuse nue qui raconte son entrée dans le monde du sexe par la porte du massage pas vraiment thérapeutique et où des réceptionnistes — aux allures de petite madame de Mascouche — vendent les corps en service dans ces bas-fonds avec légèreté et surtout avec cette rhétorique, ce vocabulaire qui semble avoir été emprunté à l’univers des pièces automobiles : « Il y a cette jeune Québécoise brune de 23 ans de disponible », « cette mulâtre de 20 ans avec une poitrine forte »… Vidange incluse.
Faux seins et vraies victimes
La galerie de personnages donne souvent l’impression d’être trop caricaturale pour être vraie. Et pourtant, tous les êtres croisés de l’autre côté d’un décor criard avec ses néons lumineux et ses chambres de motel sans âme, sont bel et bien incarnés, comme cette escorte qui a fréquenté les grands hôtels de Montréal, puis ceux de la côte ouest. Elle a depuis « raccroché » sa lingerie fine et ses sourires faux. Elle détaille froidement un quotidien à la fin duquel seuls les hommes, ceux qu’elle a servis, ceux pour qui elle travaille, sont les vrais gagnants de toutes les transactions. Le producteur de films pornos, naturel et descriptif, qui met à nu les composantes de son univers, avec le pragmatisme d’un chef cuisinier décrivant les pièces de viande de son menu et les techniques utilisées pour les apprêter, laisse tout aussi perplexe.
Le commerce du sexe est un document qui plonge dans la complexité de l’intime, dans les effets pervers du manque d’amour — de soi et des autres —, dans la vénalité des rapports humains qui, paradoxalement, avec cette composante sociale qu’est l’argent, se rapprochent dangereusement de ceux des animaux. Le commerce du sexe laisse la violence, la soumission, la naïveté, la vacuité se raconter et attire les regards, par les mots plus que par l’indécence des images, sur cette logique de la consommation qui, depuis des lunes, est sortie des centres commerciaux pour pervertir les relations interpersonnelles. Une dérive amplifiée par les univers numériques et les nouvelles pratiques qu’ils induisent et qui permettent à ce commerce de rencontrer de nouveaux possibles en déshumanisant encore plus sa matière première.
Et pour toutes ces raisons, voilà un documentaire qui, même s’il ne peut venir à bout du plus vieux métier du monde, mérite malgré tout d’être déclaré d’utilité publique. Afin de combattre un peu de ce détachement, grossièrement intéressé, qui assure la survie et la reproduction de la bête.