L’affaire de Saguenay interpelle tout le pays

Dans le litige opposant la Ville de Saguenay et Alain Simoneau, la Cour suprême n’était saisie que du cas de la prière au conseil municipal. Mais les motifs de sa décision touchent aussi d’autres municipalités au pays ainsi que les provinces et le pouvoir fédéral. Le principe de la neutralité de l’État s’appliquerait même aux symboles religieux dans les institutions publiques. Même unanime, ce jugement mettra pourtant difficilement un terme aux controverses sur la diversité au Canada.

Le maire Jean Tremblay, qui s’était félicité du jugement favorable rendu par la Cour d’appel du Québec, respectera l’interdiction prononcée par la Cour suprême. Mais il ne sera pas le seul à contester le bien-fondé politique de la séparation de l’Église et de l’État. Pour certains, en effet, les fondations religieuses du pays ne sauraient être reléguées aux livres d’histoire. Elles font partie de l’identité nationale. Elles seraient encore une source d’inspiration importante, dans les parlements comme dans les écoles.

Par contre, cet héritage comporte aussi maintes lois, traditions ou pratiques dont le Canada ne saurait être fier. L’union de la politique et de la religion, en effet, a donné lieu à des discriminations qui sont loin d’avoir toutes été réparées ou éliminées. Ce passé-là est encore le maître d’une certaine génération. Ainsi, Hérouxville proposait d’interdire la lapidation de musulmanes ! Voilà qu’à Louiseville le maire, Yvon Deshaies, presse les Québécois de se « tenir debout » avant que « nos Québécoises » se promènent en… niqab.

Pendant que le maire d’Ottawa révise l’usage de la prière à son conseil, celui d’Oshawa entend conserver la récitation du Lord’s Prayer. Déjà, quelques autres municipalités avaient atténué cette pieuse pratique confessionnelle. Or, même la mère des Parlements n’a pas trouvé de solution au dilemme de l’anglicanisme en société plurielle. À Westminster, des députés de conviction athée restent assis pendant la prière. À Queen’s Park, en Ontario, les protestations contre tout changement ont fait reculer le gouvernement.

Les juges, il est vrai, répugnent à s’aventurer dans une querelle religieuse, mais plusieurs jugements ont noté l’évolution du Canada à cet égard. La nature de la prière n’a pas échappé aux juristes cités par la cour. Les religions évoluent, mais la prière reste l’affirmation d’une croyance, une manifestation d’identité. Voilà pourquoi l’État ne peut prier, ni ses représentants user de leurs fonctions pour affirmer leur foi ou leur liberté personnelle. Leur devoir est de respecter les croyances et, surtout en démocratie, de promouvoir la diversité.

Difficile séparation

 

Pourtant l’État, même démocratique, se sépare des Églises et de leurs cultes plus aisément qu’il ne se détache des sociétés et de leurs cultures. Voilera-t-on en Europe les vitraux de rois consacrés par des évêques ? On peut certes supprimer « le blasphème » du Code criminel, mais non enlever les aumôniers des prisons. L’unifolié évoque ici la nature du pays, mais l’hymne national du Canada est aussi religieux. Son bras, du moins en français, ne fait pas que porter l’épée, « il sait [aussi] porter la croix ».

Depuis des siècles, on l’oublie, la croix n’est plus un symbole exclusivement religieux. Au tournant d’un millénaire, les croisés l’ont portée autant que l’épée, contre les musulmans à Jérusalem, mais aussi les Juifs en Europe, et même d’autres chrétiens au Proche-Orient. À l’ère moderne, elle a décoré les oriflammes de la Croix-Rouge, mais aussi des armes de guerre. Mais, plus récemment, la justice européenne a reconnu aux écoles d’Italie le droit de garder leur crucifix.

Les juges de la Cour suprême, siégeant en appel, n’avaient pas à traiter de la statue du Sacré-Coeur à Saguenay, encore moins des crucifix qui ornent encore maints lieux publics. Or, même un athée qui s’oppose à la prière se révoltera parfois s’il est question de démolir « son église ». Au Québec, le Mouvement laïque veut décrocher de l’Assemblée nationale le crucifix que Maurice Duplessis y a placé. Mais peu de militants voudraient modifier le fleurdelisé pour en effacer la croix.

Entre-temps, si les croyants imposent difficilement leur religion, les plus conservateurs tentent néanmoins de le faire en invoquant l’héritage du pays et de ses institutions. Quelques expressions de la Cour risquent ici de mettre le feu aux poudres.

L’État démocratique doit rester neutre pour favoriser, écrivent les juges, la « libre participation de tous à la vie publique », ce à quoi on applaudira volontiers. Mais un espace public libre de contraintes en matière de spiritualité, ajoutent-ils, « favorise la préservation et la promotion du caractère multiculturel de la société canadienne ». Au Québec, en entendant ce langage, tout un courant d’idées ne manquera pas de s’indigner. « Qu’il soit anathème ! », comme l’on clamait dans l’Antiquité.

Mais surtout, la Cour écrit : « Si, sous le couvert d’une réalité culturelle, historique ou patrimoniale, l’État adhère à une forme d’expression religieuse, il ne respecte pas son obligation de neutralité. » D’aucuns s’inquiètent de cet apparent jugement préventif, croyant voir dans cette formule le sort funeste que les tribunaux réserveront aux « chartes des valeurs » et autres lois sur « la neutralité de l’État ».

La Cour reconnaît néanmoins qu’il existe nombre de pratiques « traditionnelles et patrimoniales » à caractère religieux, et que « ce ne sont pas toutes ces manifestations culturelles qui violent l’obligation de neutralité de l’État ». En même temps, elle rappelle, avec l’ex-juge LeBel, que la neutralité « laisse une place importante aux Églises et à leurs membres dans l’espace public où se déroulent les débats sociaux ».

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