L’apocalypse, un soir d’après

Le film rend hommage au maître photographe Sebastião Salgado.
Photo: Métropole Films Le film rend hommage au maître photographe Sebastião Salgado.

L’environnement au cinéma, c’est une cause explosive. Depuis le temps que les enjeux planétaires y sont servis sur un mode apocalyptique, comment ne pas croire au scénario du pire ? Tous ces humains et ces tours désintégrés, sous la fureur d’une Terre revancharde ou d’extraterrestres mal lunés, ça cogne. La civilisation n’enfinit plus à l’écran de s’écrouler dans le fracas des flammes ou de rayons verts, en crues déchaînées.

Même qu’on connaît déjà l’état du globe après sa destruction massive : les survivants loqueteux, privés d’eau et de vivres, s’entre-dévorant pour survivre. De l’animation Wall-E au Melancholia de Lars Von Trier, en passant par The Road, toutes ces ruines fumantes, n’en jetez plus. On a compris…

Hollywood, championne du genre, récidive pourtant en moutures de Matrix, de Mad Max et autres Terminator, et Villeneuve l’an prochain avec Blade Runner 2, tous entraînant le spectateur au seuil de l’enfer de Dante : « Vous qui entrez ici, laissez toute espérance… »

Le public scotché devant les scènes de destruction massive à effets spéciaux n’est pas fou :on détruit notre environnement, il faudra payer. Par ici les frissons précurseurs. Soit ! Mais…

Comme Elzéar Bouvier

 

Pourquoi ai-je donc envie de nous entraîner ailleurs ? Et est-ce vraiment ailleurs, au fait ? Plutôt chez un héros en chair et en os qui se relève les manches après une vision de l’apocalypse, justement. Changement de ton. On tourne l’écran de bord.

Vendredi prochain prendra chez nous l’affiche un magnifique documentaire, qui oppose la voie de l’action à celle de l’attente passive d’une fin du monde annoncée. Il s’intitule Le sel de la Terre et rend hommage au maître photographe brésilien Sebastião Salgado. Coréalisé par son fils Juliano Ribeiro Salgado et par le cinéaste allemand Wim Wenders, ce film avait été primé à Cannes avant son couronnement aux César. Ode à la survie de la Terre, cri devant la sauvagerie humaine. Il y a de tout ça. Un talent inouï, du courage aussi.

Cet immense artiste, qui sut capter par ses photos en noir et blanc, durant près d’un demi-siècle, les conflits les plus atroces, les famines, les cohortes d’exilés, l’exploitation humaine, devait s’enfoncer plus profondément encore dans l’enfer.

Sebastião Salgado aura été photoreporter au Rwanda dès le début du génocide de 1994. En poste, jour après jour, il émergea du bain de sang en dépression profonde. Un grand trou noir.

 

Le film nous entraîne à travers une rédemption qui passe par un exploit écologique.

Avec son épouse, la très forte Leila Wanick Salgado, il avait hérité au sud-est du Brésil, après vingt ans d’exil en France, de l’ancienne ferme familiale aux terres immenses. Mais au lieu des forêts luxuriantes peuplant ses souvenirs, il vit à perte de vue des montagnes pelées, asséchées par la déforestation.

Comme l’Elzéar Bouvier de la nouvelle de Jean Giono, il a entrepris, aux côtés de sa femme, de reboiser. En 15 ans, 2,5 millions d’arbres ont poussé sur les 750 hectares de ce qui porte désormais le titre d’Instituto Terra, un parc national, avec sources et oiseaux.

J’ai rencontré en janvier à Paris Juliano Ribeiro Salgado, le coréalisateur du Sel de la Terre et fils de ces gens-là. Il m’avouait ne connaître ni le texte de Giono ni la merveilleuse animation qu’en avait tirée Frédéric Back. Ses références à L’homme qui plantait des arbres portaient simplement les couleurs de sa propre vie. « On n’y croyait pas au départ, à ce projet, confessait-il. La ferme était si délabrée, le paysage si dévasté… Mais mes parents n’ont jamais eu peur de foncer. » Et comment !

Et de m’assurer que ce film-là l’aida à faire la paix avec ce père nomade. Au long de son enfance, Juliano l’avait vu surgir avec des images et des récits à faire rêver, avant de le perdre à nouveau par le désert ou la toundra. Si bien qu’il accompagna, adolescent, dans quelques voyages, « pour arriver à le voir un peu »,cet homme associé à la douleur du manque. Son père, ce héros absent… Il en suivait les traces à tâtons, devint documentariste sur les points chauds du globe.

Affres et merveilles de ses clichés

 

Sébastião Salgado est un grand homme à la tête chauve, qui n’aime pas se laisserdéchiffrer par les appareils photo des autres. Mais ses modèles, mis en confiance, s’abandonnent à lui.

Juliano s’aventura dans la réalisation d’un film sur ce père-là, après deux voyages à ses côtés en Amazonie puis en Papouasie. Si loin, si proche de son mystère, pourtant. Quand Wim Wenders, grand admirateur de l’oeuvre paternelle, est entré dans leur vie, le cinéaste des Ailes du désir accepta de devenir l’oeil et la main extérieure qui allégeraient le projet. Le reste se compose d’un périple à travers des archives photographiques monumentales et d’un travail de montage infini.

On avait pu admirer ses albums de photos La main de l’homme sur les travailleurs, vrais damnés de la terre, et Exodes, montrant les déracinés du monde. Au début du tournage, il travaillait surGenesis, photos des derniers territoires vierges de la planète, tirant des images de la nature : phoques, récifs, laves et manchots d’une beauté suffocante, presque irréelle.

Le sel de la Terre est ce voyage à travers des visages et des paysages du XXe et du XXIe siècle. Ses extraordinaires clichés aux yeux qui parlent, en surimpressions, sont l’âme du film, et Salgado les commente avec Wenders, en revivant leurs affres ou leurs merveilles. Ces visages d’esclaves dans les mines d’or brésiliennes, ces silhouettes décharnées au Sahel, ces splendeurs de la nature, en défi d’avenir, il en fait son legs et son voeu.

Ainsi ce long travail de reboisement sur la terre familiale. Folle mission qui devient pour le spectateur le symbole d’une conquête de l’impossible. Utopiste peut-être, ce rêve de réanimer une planète en péril, mais si héroïque que des mains applaudissent Le sel de la Terre pour s’en inspirer.

http://www.youtube.com/watch?v=-iIcVeGX33c

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