Les mots du conflit
Il n’y a pas que le conflit étudiant qui donne des signes de dérapage en ce moment. Les mots utilisés, d’un côté comme de l’autre par les forces en présence, semblent également prendre ce chemin très délicat de l’exagération, du tripotage de sens à dessein, de la tromperie, même, qu’il serait forcément dommage de regarder passer sans rien dire.
Ce n’est pas seulement le sort réservé aux manifestants par les forces de l’ordre : les mots aussi se font abuser par les temps qui courent, et le chroniqueur du Journal de Montréal J. Jacques Samson en a fait la démonstration vendredi dernier en qualifiant les étudiants qui ont occupé le pavillon DeSève de l’UQAM de « terroristes en herbe ».
Terroristes ? Le choix terminologique tient à peine la route, le mot faisant en effet référence à des adeptes de la terreur « appliquée de manière systématique », dit le dictionnaire, par un groupe de personnes à des fins politiques. La présence de cagoules sur des têtes, l’attitude menaçante de certains de ces étudiants pour intimider les autres et le grabuge pourraient laisser croire que… Sauf que, le terrorisme, avec les images fortes d’explosions mortelles, d’enlèvements méthodiques, d’insécurité, de ruines qu’il convoque, est forcément ailleurs. Surtout pas à l’UQAM.
Alors que l’actualité vibre régulièrement sous les images sordides orchestrées par le groupe djihadiste État islamique — là, on est vraiment en présence de terroristes —, l’accusation par association sémantique, même en lui donnant une petite touche printanière avec son idée d’herbe, est bien sûr aussi mesquine que chargée. Elle partage d’ailleurs efficacement le terrain de l’enflure verbale avec le concept « d’assaut » qui la semaine s’est multiplié dans l’espace médiatique pour qualifier l’intervention policière au sein de ce même pavillon universitaire. Un terme qui, d’ordinaire, sied surtout aux opérations militaires, particulièrement celles menant à la prise de positions occupées par des rebelles dans des déserts loin de chez nous.
Restons dans l’esprit de ce genre de lettres avec le mot « putsch » dégainé au début de la semaine dernière pour commenter le changement de garde au sein de l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (ASSE) au terme d’un congrès mouvementé. On résume : l’exécutif a démissionné en bloc, puis s’est fait limoger par l’assemblée, le tout dans une mise en scène — allez, reconnaissons-le — très stalinienne, sur le bord gauche seulement. La poursuite du mouvement de grève et des moyens de pression étaient en litige.
Un putsch ? Le cadre émotif du mot est bien balisé en évoquant ces régimes militaires qui abusent de leur pouvoir pour conduire un peuple dans l’enfer. Le putsch vient avec des uniformes, celui de la junte militaire birmane ou d’un groupe de mal rasés quelque part en Amérique du Sud. Il vient aussi, et obligatoirement, avec des armes. Ce qui n’était pas le cas à Valleyfield, théâtre de la réunion de l’ASSE.
Une « austérité » mal nommée
Du côté des grévistes, on ne fait pas mieux, en matière d’excès de langue, avec entre autres la surutilisation dans le discours du mot « austérité » qui tente, depuis des lunes, d’amener les politiques de rigueur économique sur le terrain de l’horreur et de la destruction. Idéologiquement, la mécanique est habile, même si elle va à l’encontre des faits, a rappelé la semaine dernière dans les pages de Maclean’s le chroniqueur Paul Wells.
La démonstration en était redoutable : actuellement, l’« austérité », condamnée par les opposants à la médecine Couillard, cohabite avec une augmentation, moins importante certes, mais augmentation tout de même, des budgets en santé et en éducation. Fou, non ? De 4,2 % et 1,6 % pour 2014-2015. De 1,4 % et 0,2 % pour 2015-2016. On est loin, rappelle Wells, des réductions de 3,3 % des dépenses de l’État imposées par Lucien Bouchard en 1995-1996, sans qu’à l’époque le mot « austérité » se soit imposé, écrit-il. Autres temps…
Il serait également facile de remettre en question le concept de « revendication sociétale » contre cette austérité que prétendent incarner certains étudiants : 66 % des répondants à un sondage Léger-Marketing mené pour Le Devoir début avril ayant indiqué ne pas appuyer le mouvement de grève dans lequel, sans doute, ils ne se reconnaissent pas. Comme appui social à une cause, on a déjà vu mieux…
Quant au respect de la « démocratie étudiante », autre concept qui vient hanter avec redondance le présent troublé, il mériterait cette mise en perspective : selon les données du groupe Printemps 2015, qui rassemble les comités de mobilisation dans le conflit en cours, 7 % des étudiants sont actuellement en grève, exposait il y a quelques jours un tableau présenté sur le site de Radio-Canada, donnant du coup le poids de la majorité aux 93 % qui ne le sont pas. Dans une démocratie, toutefois.
La confusion a tendance à nourrir la crise, et inversement. Une bonne raison d’espérer un peu moins d’exagération et un peu plus de précision des mots et des concepts utilisés pour nommer la réalité en cours. Comme pour s’assurer de mieux la comprendre.