Déclaration de guerre à l’ordre
Robert Lalonde est étendu sur scène, jouant la bouleversante agonie de son personnage empoisonné par les radiations de Tchernobyl. Mais je suis obsédé par la femme assise devant moi et songe secrètement à l’étrangler.
La très belle pièce d’Olivier Kemeid et Sacha Samar (Moi, dans les ruines rouges du siècle) est elle aussi contaminée par l’étouffant parfum de cette femme qui me donne alternativement la nausée et mal à la tête, tandis que je nourris ma métaphorique envie de meurtre pour cause d’indélicatesse olfactive.
L’irrespect de son prochain pour son voisin est un sujet indémodable, aussi inépuisable que la connerie humaine. J’ai souvent écrit là-dessus à L’actualité, où je sévis aussi. Et pourtant, quand on m’a demandé de joindre ma voix à celle du collègue Marco Fortier pour réfléchir au mépris de certains pour ce nécessaire théâtre du vivre-ensemble qu’est la politesse, j’ai sauté sur l’occasion, avec la conviction de n’avoir pas encore terminé de fouiller la question.
Hypocrisie nécessaire, la politesse consiste à laisser entendre qu’on se soucie de quelqu’un d’autre que de soi-même, les bonnes manières déterminant les règles d’un espace commun, une série de codes qui permettent d’éviter de s’entretuer.
La politesse est, vue ainsi, un fondement de la civilisation.
Ce qui fait dire à toutes les Denise Bombardier du monde que l’incivilité actuelle est un signe de déclin, trahissant chez les moralistes du baby-boom une nostalgie de quelque chose qui n’a jamais vraiment existé. Sinon une série de codes bourgeois qui servaient surtout à exclure la plèbe du cercle des initiés, et qui n’était donc pas l’affaire de la multitude.
En fait, ce qui est fascinant, c’est que nous n’avons peut-être jamais été aussi polis, aussi courtois et civilisés à visage découvert, et en même temps d’une sauvagerie parfois inouïe lorsque nous nous replions dans un espace qui nous permet d’être authentiques.
Je pense à la voiture. À Internet, évidemment. Mais aussi à toutes ces manières d’envoyer silencieusement chier ceux qui nous entourent. Avec le parfum, par exemple. Ou en s’enfonçant des écouteurs dans les oreilles et en fixant l’écran de son téléphone pour mieux ignorer ce qui se trame autour.
Bon, c’est vrai, les transports en commun et autres promiscuités obligées incitent à se réfugier dans ces incivils retranchements, comme nombre d’agressions admises comme faisant pourtant partie du quotidien, et qui font craquer le vernis de nos bonnes manières.
L’impolitesse serait donc alors un asile de vérité quand il nous faut constamment prétendre que tout va bien.
Entre le mongol qui brandit une scie à chaîne devant une petite famille dans un accès de rage au volant et la femme qui refuse de vous laisser un espace sur la route, le regard braqué devant elle, il y a un monde, mais une colère commune, un refus momentané d’un code qui ressemble parfois à un jeu de dupes, où l’on ne gagne rien à être gentil.
Surtout quand, tous les jours, banquiers ou politiciens nous arnaquent en dégoulinant de politesse. Quand les employeurs trempent leur mépris pour le personnel dans une révoltante déclinaison d’usages faussement cordiaux, imaginés par les grands penseurs des ressources humaines.
Vous connaissez le genre : vous voilà invité à relever d’autres défis ailleurs, votre carte d’accès résiliée, escorté jusqu’à la porte par la sécurité, histoire de préserver le bel esprit d’une équipe qu’on ne vous laissera pas même saluer.
Vous rentrez à la maison dans un trafic impossible. Les travaux sur le viaduc qui mène chez vous s’éternisent depuis quatre ans, on a encore fermé la bretelle qui mène à votre quartier et, en écoutant un moron râler sur tout et sur rien à la radio, vous pensez aux paiements pour les broches de votre fils, à son professeur qui vous emmerde, au souper de dimanche où votre beau-frère ne manquera pas de vous faire une mauvaise blague sur les chômeurs, à vos ex-patrons qui s’empiffrent en disant aux autres de se serrer la ceinture.
Vous savez que vous ne pourrez pas vous battre, ni crier au visage de ceux qui se moquent réellement de vous. Vous klaxonnerez pour signifier à un cycliste « qu’il n’a pas d’affaire sur le chemin », avant de vomir la dernière programmation du Festival d’été sur Facebook et de traiter de gouine une représentante étudiante à la fin d’un article sur la grève à l’UQAM.
Et si cette incivilité est le signe du déclin de la civilisation, c’est seulement parce que celle-ci s’est révélée d’une intolérable sauvagerie, qu’elle récolte ce qu’elle a semé : la violence qu’impose ce système social à ses maillons faibles.
C’est une déclaration de guerre à l’ordre. Un gros majeur bien tendu, mais souvent à la mauvaise personne. L’impolitesse est un signe de désespoir, de fatigue sociale. L’expression maladroite et confuse d’une impuissance.