Pourquoi les musées?
Sitôt arrivés dans la ville de Mossoul, en Irak, les djihadistes de Daech se sont empressés d’aller détruire quelques-unes des plus belles pièces du musée, dont plusieurs joyaux de l’art préislamique.
Des bouddhas de Bamiyan détruits par les talibans aux mausolées de Tombouctou, réduits en poussière par les djihadistes d’Aqmi au Mali, il semble bien que les islamistes aient un problème avec l’art. En 2012, des islamistes radicaux avaient démoli à coup de pelleteuse le mausolée d’al-Chaab al-Dahmani, près du centre de Tripoli, un important lieu de pèlerinage soufi.
Le récent attentat qui a fait 23 morts au musée national du Bardo à Tunis n’est que le dernier d’une série de gestes dirigés contre ces grandes institutions culturelles. Pourquoi un tel acharnement contre des lieux qui abritent pourtant des objets inoffensifs ?
Simple haine de l’art et de toute forme de représentation ? Barbarie dirigée contre la civilisation ? Les choses ne sont peut-être pas si simples. En effet, les musées ne sont pas des institutions comme les autres.
Prenez le musée national du Bardo. Après celui du Caire, il est le plus important d’Afrique. Comme la plupart des grands musées africains, il a été fondé à l’époque coloniale. Mais c’est avec les indépendances qu’il a pris sa véritable signification. Si le Bardo est qualifié de musée national, c’est qu’il a pour mission de préserver et de montrer ce qui est considéré comme faisant partie du patrimoine national tunisien.
Devenue un pays indépendant, la Tunisie s’est empressée d’écrire son histoire et de se fabriquer une mémoire nationale. Soudain, les statues d’Apollon, les armures puniques et les mosaïques islamiques sont devenues les témoignages d’un long cheminement menant à la création de la nation tunisienne. Un peu comme ailleurs on disait « nos ancêtres les Gaulois ».
Le musée moderne est une création de l’État-nation. Avant lui, il y avait bien des collections privées, des cabinets de curiosités et de grandes cathédrales. Mais c’est le Siècle des lumières qui va créer le musée tel qu’on le connaît. Les philosophes critiquent les collections privées, qui ne servent pas à éduquer le peuple. Avec la Révolution française, l’art devient public. Le musée moderne aura deux missions. D’abord, préserver ce qui appartient à la mémoire nationale, expliquer l’apparition de la nation et illustrer ses rapports avec les autres civilisations — car la nation moderne se veut ouverte. Puis, il devra instruire le peuple de ce savoir et lui permettre d’accéder à ce qu’on nomme la beauté.
Le Louvre en est un des meilleurs exemples. Dès 1791, il a pour mission de conserver des oeuvres d’art, mais aussi d’éduquer le peuple. Laissées autrefois à l’Église et à l’initiative privée, ces missions appartiennent dorénavant à l’État. Le palais de la rue de Rivoli récupère notamment les collections confisquées à l’Église et le trésor royal, ainsi sauvés de la destruction.
Qu’il s’agisse du musée national du Bardo ou de celui de Bagdad, c’est à cette construction nationale que s’attaquent les islamistes. Lorsqu’il proclama le califat, le leader de Daech Abou Bakar al-Baghdadi fit comme si la frontière séparant l’Irak de la Syrie n’avait jamais existé. En effet, l’islamisme est une idéologie mondialiste qui n’a que faire des frontières nationales. L’idée, plus ou moins lointaine, d’un califat réunissant tous les musulmans est d’ailleurs omniprésente chez ses penseurs, qu’ils prêchent la violence ou pas. En 2007, un sondage mené en Égypte, au Maroc, en Indonésie et au Pakistan avait révélé que 65 % des répondants souscrivaient à l’idée de réunir tous les musulmans dans un seul État. En France, depuis dix ans, on parle de plus en plus des musulmans et de moins en moins des Tunisiens, des Algériens et des Marocains, pourtant présents sur le territoire national depuis plus d’un demi-siècle.
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, l’islamisme est loin d’être une idéologie moyenâgeuse. Il n’y a qu’à constater l’usage qu’il fait des moyens de communication modernes. En évoquant le califat ou l’ummat islamiyya, les islamistes s’inscrivent dans le grand courant post-moderne de la mondialisation qui cherche à en finir avec les frontières nationales. L’éditorialiste Jean Daniel écrivait fort justement que l’islamisme s’était construit sur l’échec des nationalismes arabes. Voilà peut-être ce qui explique l’étrange alliance qui unit certains courants islamistes, la droite ultralibérale et une certaine gauche férocement antinationale. Ces idéologies partagent la même haine des nations, qui pour accroître le commerce, qui pour accueillir toute la misère du monde, qui pour instaurer le royaume de Dieu sur terre.
On nous dira que l’Église a elle aussi rêvé d’un grand royaume supranational. Combien de violences a-t-il fallu avant que se constituent des Églises nationales ? La réforme protestante s’explique largement ainsi. Mais cette époque semble terminée. L’islamisme surfe aujourd’hui sur un courant puissant, celui de la mondialisation. Celui-ci n’a de cesse d’émasculer les nations, quitte à ouvrir la porte aux idéologies les plus délirantes.
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.