La troublante expérience de l’autre en soi

Imaginez la situation suivante. Elle se passe à une intersection, dans une grande ville. Une femme, dans sa voiture, voit un enfant, à pied, sur le point d’être heurté par un camion. Elle sort précipitamment de son véhicule pour tenter de sauver le garçon, mais elle est elle-même frappée par le poids lourd. La mère de l’enfant, qui assiste à la scène, panique et est victime d’un anévrisme. Résultat des courses : la femme frappée par le camion a le corps ravagé par l’accident, mais son cerveau est intact ; la mère, elle, est cliniquement morte, parce que son cerveau ne fonctionne plus, mais son corps est intact. Le noeud de l’affaire suit : si on greffe le cerveau de la première femme dans le corps de la mère, qui survit ?
Cette histoire extravagante constitue la trame du téléfilm américain Who Is Julia ? (1986), réalisé par Walter Grauman et inspiré d’un roman de Barbara S. Harris. Elle est racontée par Philippe St-Germain, professeur de philosophie au collège Ahuntsic, dans L’imaginaire de la greffe. Le même et l’autre dans la peau, un passionnant essai portant sur le phénomène de la greffe, tel que traité dans les oeuvres culturelles (films et romans, principalement).
« Ce livre n’a pas d’ambition historique ou médicale », précise l’auteur. Il s’agit plutôt d’une réflexion philosophique, qui n’exclut pas les considérations scientifiques, sur l’identité humaine. Les greffes présentes dans les oeuvres culturelles n’ont pas toujours de fondements scientifiques — une greffe de tête, par exemple, pour le moment, demeure impossible —, mais elles ont une forte « valeur imaginaire ». Brillamment, avec érudition et dans une langue claire, St-Germain les explore.
Questions identitaires
Dans l’histoire de départ, la femme courageuse, le cerveau, donc, c’est Julia, et la mère, le corps, c’est Mary Frances. Dans un don d’organes classique, les choses sont habituellement claires, et il n’y a pas de confusion possible entre le donneur et le receveur. Cependant, ici, comme le note St-Germain, « l’organisme qui donne son corps reçoit au même moment un cerveau » et vice versa. Qui, je repose la question, survit, alors ?
Le téléfilm, précise le philosophe, fait le choix de l’intériorité et suggère que la survivante, la greffée, est Julia, celle qui fournit le cerveau. Or, celle-ci a un mari. Comment vivra-t-il l’expérience de renouer avec sa femme, qui a désormais le corps d’une autre, surtout que cette autre a elle aussi un mari, qui n’arrive pas facilement à s’accommoder de la situation ?
Les questions identitaires soulevées par ce scénario outrepassent largement les enjeux liés à la réalité de la greffe. Elles posent la question du lieu du « principe vital de l’être humain », c’est-à-dire de l’âme. « Dans quelle partie du corps réside-t-elle, pour autant qu’on la trouve dans ce véhicule corporel ? », demande le philosophe. Les grandes religions, Platon, Épicure, Descartes, La Mettrie, Freud et plusieurs autres se sont penchés sur cette question, sans s’entendre sur la réponse.
Il faut reconnaître que nous sommes là au coeur de l’essentiel et que, en cette matière, les solutions carrées ne s’imposent jamais. « Qui est [l’être humain], physiquement et psychologiquement ? questionne St-Germain. A-t-il une nature, ou sa nature est-elle justement de ne pas en avoir une, dans la mesure où nous pouvons la façonner selon nos désirs ? À partir de quel moment n’est-il plus tout à fait lui-même ? Que peut-il devenir ? A-t-il une âme ? »
S’il est vrai, par exemple, que « le visage est l’image la plus immédiate de nous-mêmes que nous présentons aux autres », notre passeport identitaire principal, quel effet sur notre rapport aux autres et sur notre propre conscience de nous-mêmes peut donc avoir une transformation importante de celui-ci, par la greffe ou par la chirurgie ?
Greffe de culture
Les oeuvres qui font du phénomène de la greffe leur coeur bouleversent notre perception de nous-mêmes. Dans Les mains d’Orlac (1920), un roman du Français Maurice Renard, un pianiste virtuose, blessé dans un accident de train, se fait greffer les mains d’un tueur et en vient à ne plus savoir qui il est, surtout que ses empreintes digitales sont recueillies sur des scènes de crimes après la mort de son donneur.
Par quoi l’homme est-il mené ? Par son corps, par son cerveau ou, variante, par son imaginaire ? Recevoir l’autre en nous, ce que la greffe incarne au sens matériel du terme, est-ce devenir un peu soi-même un autre ? Dans ce cas, au-delà de la greffe physique, c’est toute l’expérience humaine qui est en cause.
St-Germain ne va pas directement sur ce terrain, mais sa réflexion y mène : l’humain étant un être social, de culture, qui ne peut se développer qu’au contact des autres, qu’en se nourrissant d’un héritage culturel, c’est-à-dire des idées des autres, qu’en se greffant une culture et une langue qui le précèdent, être soi, devenir soi, c’est donc toujours aussi être un autre, comme l’écrivait Rimbaud.
On rencontrera aussi, dans ce livre, Prométhée, Frankenstein, le docteur Moreau de H. G. Wells, l’homme en pièces détachées de… Et mon tout est un homme, de Boileau-Narcejac (1965), et bien d’autres personnages troublants, qui ébranlent notre conception de l’être humain. Quant à notre Julia, elle finira par se sentir chez elle. Toutefois, rendu là, on ne sait plus exactement ce que cela veut dire.
Parmi les questions explorées, on se demande ce qui, en l’être humain, le fait exister et marque sa personnalité — est-ce le cerveau (et tout ce qui lui est relié : pensées, souvenirs, personnalité, manières), ou le reste du corps (initialement considéré comme un pur contenant) ? Bref, l’intérieur ou l’extérieur ?