Vingt fois sur le métier

Ma belle-mère adorée, qui fréquente assidûment le Trident et la Bordée depuis de nombreuses années, me demandait en fin de semaine pourquoi on ne voyait pas plus de reprises des oeuvres de Marcel Dubé sur nos scènes. En guise de réponse, j’avançai entre autres que certains aspects de son écriture, la langue notamment, n’avaient pas toujours bien vieilli. Évoquant la clairvoyance du regard que l’auteur des Beaux dimanches a posé sur une certaine bourgeoisie, elle m’a rappelé qu’on relisait pourtant souvent Tchekhov au présent, par certains choix d’adaptation.

J’en entends déjà répondre en ricanant que Dubé n’est pas Tchekhov, qui lui, comme chacun le sait, était un génie. On se rappellera qu’en novembre dernier, lorsqu’un critique du Devoir a osé écrire que l’auteur d’Oncle Vania l’ennuyait, quelques gloussements outrés se firent entendre pour dénoncer ce crime de lèse-majesté. Il me paraît naïf de penser que les classiques deviennent des classiques grâce à leurs seules qualités intrinsèques, comme si l’universalité des pièces était ontologique et ne découlait pas surtout de tous les regards portés sur elles, époque après époque. Comme si la seule force inhérente de la vision de l’artiste lui garantissait à jamais son inscription dans la culture.

Dire cela ne revient pas à affirmer qu’en réalité tout se vaut et que n’importe quelle pièce pourrait, entre les bonnes mains, transcender son origine et révéler tout ce qu’elle contient de contemporanéité. Certains objets ont eu une grande importance historique, mais appartiennent aujourd’hui davantage à la bibliothèque et au musée, ce qui n’est pas plus mal.

Actualité des couleurs et des motifs

 

Il s’agit plutôt de réaffirmer le fait que le canon dramaturgique se construit essentiellement sur la scène, ou plutôt sur les scènes, et que c’est en remettant les oeuvres sur le métier que l’on peut en révéler l’éventuelle actualité des couleurs et des motifs. Encore faut-il que le tisserand s’y attelle moins par devoir de mémoire que pour y dérouler le fil d’une intuition sincère permettant le tramage d’une pensée… étoffée.

Dans notre paysage, ces dialogues par-delà le temps demeurent somme toute assez rares ; l’initiative en revient souvent aux grands théâtres établis, qui nous laissent parfois — pas toujours — avec l’impression qu’ils cherchent davantage par là à rendre hommage au patrimoine plutôt qu’à y débusquer le vivant. Cela dit, les relectures n’ont pas à être radicales, comme l’a montré récemment au TNM Frédéric Blanchette avec un Being at Home with Claude plutôt sobre mais relevant d’un parti pris politique assez percutant.

Les jeunes compagnies se risquent peu au répertoire québécois. Le Théâtre de l’Ombre rouge s’y aventurera dès la semaine prochaine à la Salle intime du théâtre Prospero, en redonnant vie au Désir de Gobi de Suzie Bastien, quinze ans après sa création originale. En même temps, dans la grande salle du rez-de-chaussée, les Productions des pieds des mains poursuivront les représentations de leur Chemin des passes dangereuses pétri de gigue contemporaine et de « physicalité ».

Les passes, ce serait la pièce de Michel Marc Bouchard la plus jouée à travers le monde, devançant à ce chapitre Les muses orphelines comme Les Feluettes. Le traitement qu’en propose Menka Nagrani n’en révèle pas moins la profonde québécité. Sans sous-jouer le drame de ces trois frères perdus en forêt, la metteure en scène en révèle surtout le poème premier, sa forme spiralée ; en résulte quelque chose comme une cérémonie, assez suintante de surcroît, jamais figée dans son protocole ni drapée dans une pseudo-couverture de « bon vieux temps ». Audacieux, le pari formel aurait pu s’avérer artificiel dans son exercice ; à mon oeil, le croisement révèle plutôt ce qu’il y a de profond, d’actuel et de théâtral dans nos errements et nos paradoxes collectifs.

Doit-on dès lors giguer Un simple soldat, Médium saignant et Motel Hélène ? À chacun son langage. Il n’en demeure pas moins que la culture, c’est parler avec ses semblables, mais aussi avec ses anciens.

À voir en vidéo