«Charlie» ou la tolérance

J’ai passé toute l’année 2013-2014 en France en préparation de mon prochain livre. Entre la sinistrose, le déclinisme, la montée de l’extrême droite, la désillusion de la gauche, la défiance envers les élites, le chômage à plus de 10 %, les tensions intergénérationnelles et l’anglolâtrie, j’ai eu l’impression presque constante d’être assis sur un volcan.

Le tout est maintenant de savoir si la tuerie à Charlie Hebdo est le début de l’éruption ou un signe avant-coureur. Bizarrement, cet événement ne change rien aux voeux que j’aurais présentés aux Français : puissiez-vous ne pas succomber au vent mauvais.

J’ai passé l’année à constater avec dépit la montée de l’extrême droite à toutes les élections. Je comprends la défiance des Français à l’égard des élites. Le discours « ni gauche ni droite » au pays qui a inventé la gauche et la droite est pleinement justifié. Mais les Français jouent avec le feu s’ils croient régler la question en votant pour Marine Le Pen — dont le plus brillant geste politique aura été de récupérer le discours sur la laïcité.

C’est pourquoi je crois que la France ne réglera pas son problème islamiste avec plus de laïcité. Historiquement, leur loi sur la laïcité, qui remonte à plus d’un siècle, était une arme dirigée d’abord contre les catholiques. Elle s’inscrivait dans le cadre d’une lutte très dure qui a déchiré la France entre 1789 et 1960 alors que la religion dominante récusait tous les principes de la République. Le point le plus bas fut atteint en juin 1940 lorsque, profitant de la défaite durant la bataille de France, une dictature fasciste sauce française a pris le pouvoir avec la bénédiction du clergé et des autorités allemandes. La laïcité a fait partie de ce combat-là aussi.

Malheureusement, depuis 20 ans, la laïcité n’a plus le même parfum, car elle a surtout servi de voile au discours islamophobe ou anti-arabe. Et c’est encore pire depuis que Marine Le Pen a compris qu’elle pourrait se voiler derrière le principe de la laïcité et les valeurs républicaines pour se refaire une légitimité. Il faudra donc trouver autre chose pour lutter contre l’extrémisme islamiste.

Pas de procès à l’islam

L’autre erreur à ne pas commettre — et que les Français éviteront, je l’espère — serait de faire un procès de l’islam. La vraie question est de se demander pourquoi les 99 % de musulmans tolérants ont peur des 1 % d’intolérants. Et il faudra sans doute que tous les Français aident leurs compatriotes musulmans à attaquer l’intolérance islamiste de l’intérieur. De la même manière que ce sont les Français très majoritairement catholiques qui ont désossé l’intolérance catholique.

La France, vieux pays, a vécu son lot de crises graves dont elle n’est pas toujours sortie grandie. En 1572, les tensions religieuses avaient provoqué le massacre de 5000 à 30 000 protestants dans une vingtaine de villes. Dans les jours qui ont suivi la tuerie de Charlie Hebdo, on a noté quelques attaques de mosquées, ce qui était malheureusement prévisible. À court terme, il ne faudrait pas que la tuerie de Charlie Hebdo suscite des violences de masse du genre de celles qui, en 1961, en pleine guerre d’Algérie, firent des centaines de morts et de blessés maghrébins à Paris.

Je me réjouis d’ailleurs de voir le président Hollande tenir un discours rassembleur et consulter largement — à l’exclusion de Marine Le Pen et compagnie. Les événements du 11 septembre 2001 aux États-Unis ont entraîné les incursions bâclées en Afghanistan et en Irak, qui ont été des désastres à tous égards. La France demeure un pays très influent et Paris demeure l’une des principales capitales internationales. Si la France prend le bord du pire, cela sera pire pour nous tous.

Le rire toxique

 

En ces heures de deuil, j’aimerais pouvoir me vanter du fait que je lisais Charlie Hebdo toutes les semaines. Je ne le lisais pas. À cause de son côté ado-scato, qui me rebute, même si j’adore, par ailleurs, son côté provoc. C’est un penchant personnel : je suis de ceux qui croient que le rire est toxique pour l’intolérance.

La dureté du combat de Charlie Hebdo prouve que tolérance n’est ni mollesse ni soumission. La véritable tolérance ne peut pas tolérer l’intolérance. Ce que l’équipe comprenait mieux que la plupart des autres rédactions. Sur ce point, j’admirais franchement les artisans de Charlie Hebdo, car il est dangereux de débusquer l’intolérance avec la seule arme du ridicule — et surtout seul, sans le soutien des autres médias.

Souhaitons donc que la réponse française à la tuerie de Charlie Hebdo ne fasse pas le jeu des intolérants de tout poil.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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