Grandeur et misère de l’esprit humain
Les enjeux complexes et vitaux ne manqueront pas cette année. Dommage qu’on ait parfois autant de mal à en discuter de façon raisonnable et éclairée.
Changements climatiques, montée des inégalités, viabilité à long terme de nos principales politiques publiques, vieillissement de la population, changements technologiques, désaffection démocratique, mondialisation… la liste des grands enjeux qui occuperont ou devraient occuper l’avant-scène économique sera encore longue cette année. Comme il se doit, une multitude d’experts de tout acabit se proposeront de nous en expliquer les tenants et les aboutissants afin de nous aider à mieux les comprendre et à prendre parti au besoin.
On serait porté à croire que plus les gens disposent d’informations factuelles fiables, plus ils seront en mesure de prendre des décisions éclairées. En vertu de cette logique, nos populations, de plus en plus éduquées et hyperconnectées, seraient mieux équipées que jamais pour se faire une opinion sur les questions qui les concernent.
Le fonctionnement de l’esprit humain est toutefois un peu plus compliqué, a rappelé le mois dernier la Banque mondiale dans son Rapport sur le développement dans le monde. Habituellement consacré à de grands enjeux de développement comme l’emploi, la place des femmes, la sécurité ou l’environnement, le rapport de cette année est intitulé Pensée, société et comportement et se penche sur les nombreux facteurs psychologiques, sociaux et culturels qui font que « les individus ne sont pas des machines à calculer ».
Le rapport prend notamment à contre-pied cette fiction — élevée par certains courants de pensée au rang de vérité et de valeur maîtresse — voulant que les individus soient des acteurs rationnels cherchant constamment à maximiser leur intérêt économique et que le marché, où ils interagissent, soit le meilleur endroit pour faire la synthèse de toutes les informations disponibles.
Le rapport de la Banque mondiale rappelle d’abord que personne n’a le temps (ni l’envie) d’examiner le vaste ensemble des facteurs pertinents au moment de prendre chaque décision et que presque tous nos jugements et nos décisions sont faits de façon automatique sur la base d’informations partielles et de notre intuition. On nous rappelle aussi que, loin d’être par nature individualistes et égoïstes, les personnes « sont des animaux sociaux » influencés par leurs liens et leurs valeurs communes avec les autres, et que « beaucoup » préfèrent l’équité, la réciprocité et l’esprit de coopération (réciproque). Enfin, nous baignons tous également dans un environnement culturel qui vient avec ses « modèles mentaux » sur les différentes catégories de gens, sur ce qui peut causer un phénomène, sur le fonctionnement du monde. Ces modèles nous amènent non seulement à voir les choses d’une certaine manière, mais peuvent nous empêcher d’en voir certaines.
Cette politique
qui nous rend stupidesIl est parfois hallucinant de voir comment ces mille et une particularités de l’esprit humain peuvent nous empêcher de prendre collectivement conscience de certains problèmes, surtout si leurs conséquences ne se font pas sentir immédiatement, comme c’est le cas avec les changements climatiques.
Cela devient carrément exaspérant quand on voit comment on peut en venir à s’autoaveugler lorsque les faits viennent contredire les opinions du groupe (parti politique, idéologie, etc.) auquel on s’identifie.
Le rapport de la Banque mondiale cite les recherches de Dan Kahan, de l’Université Yale, où l’expert américain soumet, entre autres, à des groupes d’individus les résultats d’une expérience scientifique fictive sur l’efficacité d’une crème contre les rougeurs.
Comme il fallait s’y attendre, les répondants les plus éduqués en ressortent les meilleurs pour comprendre les résultats. Mais tout se déglingue lorsqu’on présente exactement les mêmes résultats en les appliquant, cette fois-ci, à l’efficacité du contrôle des armements contre la criminalité. Dans ce cas, ceux qui interprètent le mieux les résultats de l’étude fictive sont ceux qui y trouvent une confirmation de leur propre opinion sur la question. Loin de faire mieux que la moyenne, les répondants les plus éduqués sont aussi les plus habiles pour en détourner le sens à leur avantage.
La même expérience a été faite avec les changements climatiques, avec les mêmes résultats. Rien ne change lorsqu’on présente les auteurs de l’étude comme de grands experts mondiaux, sinon que ceux qui sont heureux de leurs conclusions sont prêts à leur décerner le Nobel alors que les autres les traitent de charlatans.
Si ces dérives de l’esprit humain s’observent dans la population générale, elles se retrouvent fatalement aussi lorsque les individus se font professionnels du développement, experts, commentateurs à la télévision, blogueurs ou politiciens, note le rapport de la Banque mondiale.
Tout cela fait un peu peur. C’est à se demander si on ne parviendra jamais à avoir des débats intelligents et éclairés sur les questions importantes ?
On peut aussi prendre cela comme un rappel de certaines de nos vilaines manies. Lorsqu’on se sait faillible dans nos raisonnements, on essaie de mieux comprendre et de mieux contrôler nos possibles égarements. On devrait aussi s’accorder tout le temps nécessaire pour prendre les meilleures décisions possible, surtout les plus importantes.
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.