Les urgences d’Alain Vadeboncoeur

J’ai mis du temps avant de me plonger dans la lecture de l’essai Les acteurs ne savent pas mourir, du docteur Alain Vadeboncoeur, chef du service de médecine d’urgence de l’Institut de cardiologie de Montréal, paru au coeur de l’automne dernier. J’avais mes raisons : le récit médical est à la mode, les téléséries l’exploitent jusqu’à plus soif, et j’en ai un peu assez.
J’ai donc reporté ma lecture, mais j’ai fini par m’y mettre. J’avais, là encore, mes raisons : fils du grand essayiste Pierre Vadeboncoeur, filleul du très regretté syndicaliste Michel Chartrand, militant dans le groupe Médecins québécois pour le régime public et auteur du solide essai Privé de soins (Lux, 2012), qui réfutait justement les arguments en faveur d’une privatisation du système de santé, Alain Vadeboncoeur, me disais-je, ne devait pas raconter des récits médicaux comme les autres. Je n’ai pas été déçu.
Préfacé par la comédienne Guylaine Tremblay, ce recueil d’une quarantaine de textes a un ton qui diffère de celui des séries télé médicales, qui, même quand elles sont québécoises, semblent toutes traduites de l’américain. On retrouve bien sûr, dans le livre de Vadeboncoeur, des éléments propres au genre du récit médical : histoires tragiques, scènes de sauvetage stressantes et discours à la gloire de la profession médicale. La différence, ici, je le répète, est dans le ton, dans l’approche, dans l’angle. Chez Vadeboncoeur, le spectacle et la veine épique sont délaissés et font place à la simplicité et à la vérité.
Sans pathos
Les gens, dans ce livre, sont aussi gravement malades, certains meurent et leurs proches sont déboussolés, mais ce sont des gens ordinaires, du vrai monde, des hommes, des femmes et des enfants qui expérimentent la maladie et la mort sans pathos, sans cérémonie et sans multiplier les sentences profondes à l’heure ultime. « Je ne voyais jamais, à la toute fin de la vie, de sursauts d’énergie venus de nulle part, permettant de concevoir une phrase inoubliable et grammaticalement prête à inscrire dans un livre d’histoire », écrit Vadeboncoeur.
C’est la raison pour laquelle il affirme que les acteurs ne savent pas mourir, sur scène ou à l’écran. « C’était généralement, explique-t-il, un problème d’excès : trop d’intentions, trop d’émotions, trop de mots, trop de contenu. Bref, ça ne ressemblait pas beaucoup à ce que je connaissais, la mort ayant plutôt tendance à produire le contraire. » Avec son ami comédien Alexis Martin, Vadeboncoeur écrira d’ailleurs une pièce de théâtre, Sacré-Coeur (Dramaturges, 2009), visant à rétablir, sur scène, la réalité de la mort.
Composé de courts essais et de récits qui s’apparentent à des nouvelles littéraires, Les acteurs ne savent pas mourir parle beaucoup de la souffrance et de la mort, mais se veut d’abord une célébration de l’entraide et de la vie. Ici-bas, rappelle Vadeboncoeur, l’entropie est la règle, et « il est surprenant que la vie se développe sur Terre, même si l’univers tend plutôt vers le désordre ». Aussi, ajoute le médecin en empruntant des accents camusiens, « dans ce contexte déprimant, la vie est donc une surprenante, fragile et courageuse anomalie, perdue dans un univers voué à sa perte. Depuis des milliards d’années, elle remonte à contre-courant la rivière du désordre universel ».
Prière laïque
L’arrière-grand-mère britannique de Vadeboncoeur a été tenue pour morte, à l’âge d’un an, lors de sa traversée de l’Atlantique. Son arrière-grand-père, médecin, a miraculeusement survécu à un accident de carriole. Son père, Pierre, a frôlé la mort à 14 ans, à cause d’une maladie pulmonaire. Alain lui-même a eu des accidents de vélo et de voiture et a été frappé par la dysenterie lors d’un voyage en Algérie en 1987.
L’entropie est notre lot — c’est ce que raconte ce livre —, mais il ne faut pas en faire une maladie. À la fin, nous ne gagnerons pas, et c’est la raison pour laquelle les vivants ont besoin de réapprendre à prier. « J’ai tellement vu mourir, écrit Vadeboncoeur. […] Ces corps demeurent à distance, ne dévoilent rien, ne démontrent rien, n’enseignent rien par eux-mêmes. Mais la détresse des familles me réapprend chaque fois la tragédie humaine. Au chevet de son mari gisant, une veille femme n’est plus que douleur, blessure et vide. Je pose ma main sur son épaule frêle. Cette main est ma prière. » Cette prière de la solidarité ne vaut pas, on l’aura compris, que pour les médecins.
Dans le magnifique texte qui clôt l’ouvrage, Vadeboncoeur raconte la mort de son célèbre père, mort d’une pneumonie, en 2010, à l’âge de 89 ans. On y apprend avec étonnement que ce styliste souverain était un grand hypocondriaque pour qui « les questions biologiques étaient des métaphores existentielles ». En 2003, il a un cancer du côlon. Quand son chirurgien le questionne sur sa « régularité », il répond qu’il écrit trois ou quatre heures chaque matin !
« L’homme est en contradiction avec la fatalité, écrivait Pierre Vadeboncoeur dans son dernier livre. C’est une ambition impossible, mais il l’oppose aux réalités sans défaillir. Mortel, il se réclame obstinément de la vie, dans une partie perdue d’avance. » Tel père, tel fils.
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.