Liées par l’improbable

La romancière Charlotte Gingras a su trouver la façon de rendre compte de la dévastation intérieure de ses personnages, sans tomber dans le misérabilisme.
Photo: Jacques Nadeau Le Devoir La romancière Charlotte Gingras a su trouver la façon de rendre compte de la dévastation intérieure de ses personnages, sans tomber dans le misérabilisme.

La liberté ? Connais pas…, Ophélie, Guerres, sans oublier la populaire série Aurélie : le nom de Charlotte Gingras est associé depuis une vingtaine d’années à une littérature pour jeunes de qualité, d’une grande humanité, saluée par de nombreux prix. L’auteure de 74 ans, qui a roulé sa bosse comme enseignante et s’est illustrée comme photographe, n’a jamais hésité à aborder de front des sujets graves, délicats, difficiles.

En outre, son roman Guerres, s’adressant aux adolescents mais rejoignant tout autant les adultes, jetait un regard sombre sur le conflit afghan et ses retombées pour les familles de soldats canadiens parachutés là-bas.

Premier constat à la lecture de son premier roman dit de littérature générale, et on ne s’en étonnera pas : on est loin du conte de fées. Ce n’est déjà pas rose au début, ça s’enlise dangereusement par la suite. Mieux vaut se faire une raison : malgré les quelques éclaircies semées en cours de route dans No man’s land, la magie n’opérera pas. Non, Cendrillon ne se transformera pas en princesse, comme par enchantement.

Elle y a cru, pourtant. Elle y a rêvé pendant des lunes, la petite Éden de 14 ans au prénom paradisiaque dont la vie, jusque-là, par contraste, ressemble plutôt à une descente aux enfers. Justement. Comment ne pas espérer mieux, ne pas vouloir sortir de son misérable milieu ? Quitte à jouer le tout pour le tout.

Elle pourrait être, à sa façon, l’héroïne de Bonheur d’occasion, transposée aujourd’hui. Une sorte de Florentine Lacasse postmoderne, disons. En plus jeune. Et en plus poquée. Née dans une famille pauvre, nombreuse, mais sans père dans les alentours. Il y a bien une mère, mais elle démissionne de plus en plus de son rôle, elle est de plus en plus inapte. Engourdie par l’alcool, elle se terre avec son énième amant, lui-même inapte à jouer son rôle de faux père.

Il y a les jumeaux, les aînés. Dont le frère délinquant, préféré de la mère. La jumelle, elle, laissée à elle-même, a fait de la séduction un mode de vie. Il y a la jeune soeur, pas encore corrompue par la morosité ambiante. Et il y a elle, Éden, l’enfant du milieu, qui voudrait tant préserver sa petite soeur de ce monde laid, crasseux.

Aucune malice chez Éden, mais beaucoup de débrouillardise. Beaucoup de naïveté, aussi. Surtout, elle est aux prises avec un désir qui la taraude, l’enflamme tout entière, dont elle ne sait que faire. C’est nouveau chez elle, cette brûlure dans le bas-ventre, ça lui tombe dessus.

Il y a cet homme, tout à coup, différent des autres autour, qui semble appartenir à un autre milieu. Qui irradie. Revêtue de sa petite robe courte à fleurs et aux boutons nacrés acquise pour une bouchée de pain à l’Armée du salut, Éden n’attend plus que lui. Et elle va le suivre, les yeux fermés. Pour cette petite maigrichonne au faciès ingrat qui n’a aucune estime d’elle-même, ça ressemble à l’apparition du prince charmant.

Voilà, à peu de chose près, un résumé de la première partie de No man’s land, narrée au « tu », comme si quelqu’un dans les coulisses observait la jeune Éden et mettait des mots sur sa détresse. Ajoutons que la triste héroïne, on s’en doutait, bien qu’elle se le nie à elle-même, se retrouve enceinte. Et qu’elle en est réduite à quêter à la porte du métro montréalais pour sa pitance et celle de sa petite soeur qui, elle, va disparaître du jour au lendemain dans les filets de l’aide sociale.

Éden la petite quêteuse va croiser sur sa route une vieille dame déboussolée. C’est là que tout commence en réalité. Cette rencontre sera, sinon miraculeusement salvatrice, du moins gage d’espérance.

La réparation

 

Nous voici au coeur de l’histoire. Avec d’un côté un petit oiseau blessé emmuré dans le silence, qui refuse tout contact. Qui, après avoir commis l’irréparable, attend avec appréhension sa sentence dans un endroit clos. De l’autre : une vieille dame qui a perdu tous ses repères. Une vieille chienne, c’est ainsi qu’elle se sent après avoir été rejetée par son amoureux qui lui avait promis mer et monde, promis qu’eux deux, c’était pour la vie. Elle lui en veut, s’en veut à elle d’avoir cru à cette « maudite illusion de l’amour ».

Une fille et une femme dévastées. Qui se sentent trahies. La plus vieille pourra-t-elle venir à bout du silence obstiné de la plus jeune enfermée dans sa coquille d’huître ? Pourra-t-elle l’aider à exprimer de quelque façon son mal-être ? Mais comment quelqu’un de démoli, tout à sa souffrance, peut-il être de quelque secours ? Qui aidera qui au bout du compte ? Et la réparation est-elle vraiment possible dans un cas comme dans l’autre ?

Il y aura la médiation par le travail artistique, l’attrait pour la photographie notamment. Il y aura une longue escapade dans la vie sauvage, escapade qui se veut réparatrice justement, mais peut-être est-elle trop longuement décrite, noyée dans les détails. Où sont passées les images fortes, saisissantes, qui marquaient la première partie du récit surtout ?

Ce qui nous tient, nous retient : l’évolution de la relation entre la femme et la fille, toutes deux se considérant chacune de leur côté comme un rebut. Et la façon dont l’auteure rend compte de leur dévastation intérieure, parvient à mettre le doigt sur leurs blessures vives respectives, sans tomber dans le misérabilisme.

Les choses les plus dures, les plus viles sont dites. Mais une délicatesse, une bienveillance même, enveloppe le regard de l’auteure. Et c’est communicatif. On n’est pas dans le jugement ici, on est dans la compassion. Dans la compréhension de la détresse humaine.

Pas de conclusion fleur bleue, de happy end, pour autant, on vous l’a dit. Quand même, une ouverture, une possibilité de réparation, oui, peut-être. Mais d’abord : quitter le no man’s land

Charlotte Gingras, auteure jeunesse primée

1999 Prix du Gouverneur général pour La liberté? Connais pas…

2000 Prix du Gouverneur général pour Un été de Jade

2003 Prix du livre M. Christie pour La boîte à bonheur

2009 Prix du livre jeunesse des bibliothèques de Montréal pour Ophélie

2012 Prix Alvine-Bélisle pour Guerres

Tu as mal au coeur, la tête te tourne. Et les mots délicieux qu’il a murmurés à ton oreille, l’unique fois, je viens vers toi, j’ai plein de désir pour toi, j’aime ton long cou, ta nuque, le petit espace en creux, là, près de l’épaule, tes petits seins, ta fourrure soyeuse, ton odeur de fille, est-ce que tu les as rêvés ?

No man’s land

Charlotte Gingras, Druide, Montréal, 2014, 160 pages



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