Notre employé à temps partiel au Grand-Duché

Les stratégies d’évitement fiscal des grandes compagnies, comme tous les phénomènes frappés au sceau de la mondialisation, sont des problèmes complexes. On ne peut toutefois pas s’empêcher de penser que les entreprises, comme nos gouvernements, nous prennent un peu pour des valises dans cette affaire.​
 

Un consortium d’une quarantaine de médias a dévoilé, cette semaine, l’identité d’une quarantaine d’autres compagnies qui, depuis le Luxembourg, ont usé de toutes sortes d’astuces fiscales pour réduire autant que possible le montant de leurs impôts. Aux 340 noms déjà cités le mois dernier, comme Apple, Amazon, IKEA et Pepsi, s’est notamment ajouté ceux de Disney, de Skype et de Bombardier, notre Bombardier.

On a dévoilé un document de 2010 de la firme Ernst Young, qui agissait alors au nom du fabricant de trains et d’avions québécois, où l’on expliquait la marche à suivre pour rouler le fisc américain. Visant une somme de 500 millions, le jeu compliqué de prêts et de transferts impliquait 11 filiales dans huit pays. Pour profiter des avantages fiscaux du Grand-Duché, on comptait créer une filiale qui « emploiera une personne résidente du Luxembourg, à temps partiel, pour la gestion de ses activités quotidienne ». On rapporte que sa boîte postale, au 9, rue Gabrielle-Lippman, est aussi celle de 87 autres compagnies, mais il y aurait sans doute de la place pour une centaine, en se tassant un peu.

Tout le monde le fait, 

fais-le donc

La réponse de Bombardier, comme des autres compagnies concernées, a été immédiate. « Ce que nous faisons est parfaitement légal. »

Il faut croire que c’est vrai. On dit même que ces tactiques fiscales sont approuvées par les gouvernements, à Ottawa comme à Québec. Questionné, le ministre des Finances québécois, Carlos Leitão, a promis de faire les vérifications nécessaires tout en ajoutant, du même souffle : « Je pense que l’on reçoit ce que l’on doit recevoir. »

À moins d’être une personne extrêmement dans la lune, il était difficile d’être très surpris par les dernières révélations sur le lien d’amitié entre les grandes compagnies et le Luxembourg. Pas besoin d’être un génie de la finance pour se douter que, si les plus grandes compagnies du monde se mettent à 87 dans les boîtes postales de ce pays deux fois plus petit que l’Île-du-Prince-Édouard, ce n’est pas uniquement parce que ses 550 000 habitants seraient doués en math et en langues étrangères.

Le Luxembourg n’est évidemment pas le seul à avoir conçu leurs règles pour attirer l’industrie de l’optimisation fiscale. Les profits déclarés par les entreprises américaines dans les pays du G7 vont, par exemple, selon le cas, de 0,2 % de leur PIB national à 2,6 % (pour le Canada). Ce ratio monte, comme par hasard, à 4,6 % aux Pays-Bas, à 7,6 % en Irlande et à 18,2 % au Luxembourg, mais atteint aussi 35 % dans la dépendance britannique de Jersey, 61 % au Liberia, 355 % dans les îles Vierges britanniques, 547 % aux îles Caïmans et 646 % aux Bermudes.

Les victimes de cette concurrence fiscale extrême se trouvent dans tous les autres pays, qui se voient privés de revenus fiscaux, et plus précisément les PME et les contribuables ordinaires, qui n’ont pas accès aux mêmes stratagèmes que les autres. La situation paraît particulièrement mal là où l’on applique des politiques d’austérité.

Plus dépendants de l’impôt sur les sociétés que les gouvernements des économies riches, les pays en développement seraient deux ou trois fois plus affectés que les autres.

Une lutte difficile

 

Placé sur la sellette, le nouveau président de la Commission européenne et longtemps premier ministre et ministre des Finances du Luxembourg, Jean-Claude Juncker, a d’abord réaffirmé le droit de son pays de se donner les règles qu’il veut. Il a quand même reconnu par la suite que ce n’était peut-être « pas toujours équitable » et qu’on pourrait même avoir enfreint « des normes éthiques et morales ».

Fatiguées des promesses d’ivrognes des paradis fiscaux, des voix voudraient que leurs pratiques soient considérées comme des politiques commerciales déloyales et passibles de sanctions. Selon l’économiste français Gabriel Zucman, il faudrait, par exemple, imposé des droits de douane de 30 % sur les exportations de la Suisse et de 50 % sur celles de Hong Kong.

Chargée par le G20 de trouver une solution, l’OCDE a rallié, le mois dernier, 44 pays autour du projet de contraindre les grandes entreprises à dévoiler, pays par pays, leurs chiffres d’affaires, profits, impôts et nombre d’employés, afin de décourager celles qui s’amusent à les déplacer artificiellement pour des raisons fiscales.

L’initiative, qui doit être suivie par d’autres l’an prochain, a généralement été bien accueillie. La mise en vigueur de ces règles risque toutefois d’être longue et difficile, préviennent les experts.

Les entreprises ne s’y tromperaient pas d’ailleurs, selon un sondage cité cet automne par la revue The Economist, qui rapportait que seulement le quart d’entre elles s’attendent à ce qu’elles soient véritablement mises en pratique dans le monde.

Pas étonnant dans ce contexte que les entreprises et les gouvernements continuent, entre-temps, d’essayer de tirer le meilleur parti de la situation et font les étonnés lorsqu’on dévoile de nouveaux détails sur les paradis fiscaux.

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