Éveil français, masse critique
Les sommets de la Francophonie font toujours couler beaucoup d’encre, surtout quand une Québécoise est élue secrétaire générale. Mais je regrette que personne n’ait écrit une ligne sur un événement beaucoup plus significatif qui s’ouvrait le lendemain à Dakar : le Forum économique de la Francophonie. Il réunissait pourtant, parmi les 1400 participants, de très grosses pointures, quelques chefs d’État, un bon nombre de ministres et une vingtaine d’organisations québécoises.
Mais il faut admettre qu’il est très nouveau que l’on parle de francophonie autrement qu’en termes institutionnels ou culturels. Outre le Forum mondial de la langue française Québec 2012, dont c’était un des thèmes.
Le caillou qui a déclenché l’avalanche, c’est un petit rapport de 34 pages, La francophonie, une opportunité de marché majeure, qui émanait de la section médias de la banque d’affaires Natixis. Je me rappelle très clairement le jour de sa parution l’an dernier, le 11 septembre. C’était la première fois que je lisais un document écrit par des Français attachés au secteur financier et qui décrivait le potentiel économique du monde francophone, en particulier pour le développement des médias.
« Cela partait de notre intérêt personnel, mais nous avons tout de suite vu, à l’examen des chiffres, l’opportunité économique de la francophonie », raconte Jérôme Bodin, le signataire de ce rapport avec son collègue Pavel Govciyan.
Cet automne-là, plusieurs médias français, dont Le Monde et RFI, répercuteront cette étude. Mais l’électrochoc survient en mars 2014 lorsque Forbes publie un dossier qui reprend les conclusions de Natixis, article répercuté pendant tout le mois par diverses publications en anglais, en espagnol, en portugais. Un effet boeuf, et, par-dessus le marché, en plein mois de la francophonie !
Je ne suis pas étonné que les médias anglo-américains se soient enthousiasmés pour les conclusions du duo Bodin-Govciyan. D’abord parce qu’ils savent reconnaître les occasions d’affaires. Et puis, rappelez-vous qu’en 2011, c’est l’agence new-yorkaise Bloomberg qui avait produit un classement sur la « meilleure langue des affaires », où le français s’était classé 3e après l’anglais et le mandarin.
Jérôme Bodin, lui, fait remonter le point de bascule à 2010 avec la parution des premières études chiffrées de l’Observatoire de la langue française — données dans lesquelles il a pioché pour son étude. « Ces données montraient que la francophonie, ce n’était pas seulement politique, mais que cela représentait une opportunité économique. »
Ces données font partie du grand héritage d’Abdou Diouf, qui a compris dix ans avant tout le monde que la francophonie avait davantage besoin de concret que de discours. Je me rappelle plusieurs discussions avec Abdou Diouf et Clément Duhaime, où ils se désolaient de l’anémie de leurs propres réseaux d’affaires et de l’« anglolâtrie » des milieux d’affaires français. Le Forum mondial de la langue française Québec 2012 fut d’ailleurs leur premier grand ballon d’essai en ce sens.
Jérôme Bodin, avec qui je me suis entretenu cette semaine, perçoit du mouvement francophone dans les milieux d’affaires en France, alors que les médias multiplient les initiatives.
Ce qui se passe, selon lui, c’est un changement de paradigme. « Au fond, les Français ont imaginé il y a 30 ans qu’il n’y avait qu’une mondialisation, anglophone, et qu’ils n’y étaient pas. Or, ce que les chiffres du français nous montrent, c’est qu’il y a aussi une mondialisation francophone, comme il y en a une en espagnol, en portugais, en arabe. Bref, on est dans la réalité d’une mondialisation diffuse, diverse. On entre dans un monde où il y aura 3, 4, 5 grands ensembles linguistiques. »
Chose rare pour un Français, Jérôme Bodin revendique son optimisme. « L’histoire de France est bipolaire. Ça tombe très bas, puis ça remonte très haut. Nous avons complètement délaissé l’actif francophone, mais je suis certain que nous allons en prendre conscience parce que c’est lui qui nous donne la masse critique. La prise de conscience est liée à l’émergence de l’Afrique. Une chance que le Royaume-Uni a eu les États-Unis, que le Portugal a eu le Brésil, que l’Espagne a eu l’Amérique. Une chance aussi que la France a la francophonie. »
Selon lui, l’intérêt pour son analyse vient d’un changement générationnel en France même. « Il y a un regard différent sur la mondialisation. La francophonie devient un véritable point de repère. La langue française est une force, c’est une autre mondialisation, dans laquelle notre langue est légitime. Si on pense qu’il y a une mondialisation en français, alors le français devient une force commerciale, une manière de se différencier. »
À quand le film ?
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.