Ce qu’il reste à dire

Le temps panse les blessures, dit-on, mais le temps a été incapable, jusqu’à maintenant, d’effacer la peine, le désarroi et aussi la colère suscités par la tuerie de Polytechnique. L’acte sauvage qui a coûté la vie à 14 jeunes femmes a créé un traumatisme sans précédent au Québec. Même la Crise d’octobre n’a pas semé la même paralysie. La preuve ? Il a fallu attendre 20 ans pour que nous puissions regarder la tragédie dans le blanc des yeux, se pencher sur ce qui s’était passé et, surtout, se demander pourquoi. À l’extérieur du Québec, il y a rapidement eu des émissions de télé, des romans, des peintures, des chansons, des colloques, des pièces de théâtre, mais, ici, sur les lieux mêmes du crime, il a fallu deux décennies avant qu’on n’ose en faire un objet de création ou d’analyse (le film Polytechnique, de Denis Villeneuve, la pièce Pur chaos du désir, de Gilbert Turp, le symposium de l’UQAM sur le 6 décembre), et ces efforts, encore aujourd’hui, sont parcimonieux.

Le choc était trop grand. C’est la première raison qui explique ce silence. Contrairement à la Crise d’octobre, tributaire du contexte sociopolitique de l’époque, le massacre de Polytechnique semblait sorti de nulle part. Rien ne nous préparait à ce qu’un homme veuille tuer des femmes parce qu’elles étaient des femmes, le « premier crime sexiste de l’histoire », comme l’avait dit Pierre Bourgault. Le réflexe a donc été de minimiser le plus possible la portée des événements. À l’inverse des récents attentats contre deux militaires à Ottawa et à Saint-Jean-sur-Richelieu, où tout a été fait pour exagérer la « menace terroriste », c’est-à-dire pour politiser les événements, on a tout fait pour dépolitiser la tuerie de Polytechnique. De Claude Ryan, qui s’est levé à l’Assemblée nationale le lendemain pour déplorer l’attentat contre des « étudiants », au psychiatre interviewé le soir même à Radio-Canada, qui a affirmé que Marc Lépine était tout simplement « fou », la volonté, consciemment ou inconsciemment, était de neutraliser l’événement.

Comme plusieurs l’ont dit, si un homme était entré dans une classe, avait séparé les noirs des blancs ou encore les juifs des chrétiens, pour ensuite abattre le groupe minoritaire, toutes les manchettes le lendemain auraient proclamé : « Attaque raciste », « Attentat antisémite ». Malgré le fait que Marc Lépine avait pris soin de tirer uniquement sur des femmes lors de sa cavalcade meurtrière, qu’il avait pris la peine d’écrire ses motivations antiféministes, il n’y a pas eu d’« attentat sexiste » ou de « tuerie misogyne » dans les journaux le lendemain. Un éditorial du journal Le Soleil a même poussé le déni à son paroxysme en affirmant que cette tragédie n’avait « rien à voir avec les femmes ». Quatorze étudiantes en génie étaient mortes, mais il ne fallait surtout pas sauter aux conclusions, il ne fallait surtout pas penser que les femmes ou le féminisme étaient visés.

Avec le temps et l’admirable ténacité des familles des victimes, qui nous ont rappelé, année après année, les conséquences atroces d’un tel geste, on a fini par faire un lien entre Polytechnique et la violence faite aux femmes. Par politiser l’événement à rebours, si on veut. Et puis, plus on s’éloignait des belles années du féminisme, plus il fallait un poteau où accrocher les difficultés que vivent toujours les femmes. Polytechnique a joué ce rôle, aidé du gouvernement fédéral, qui a fait du 6 décembre une journée d’action contre la violence faite aux femmes. La tragédie a aussi servi de symbole ailleurs dans le monde. Un exemple : dans les mois qui ont suivi la tuerie, l’État d’Israël a planté 14 arbres en mémoire des victimes. À Montréal, il a fallu attendre 10 ans avant d’aménager un espace en leur honneur.

L’attentat contre Pauline Marois, les menaces de mort qu’ont reçues des femmes présentes dans le milieu du jeu vidéo, en invoquant le nom de Marc Lépine, d’ailleurs, la vague de dénonciations d’agressions sexuelles à la suite de l’affaire Ghomeshi ont tous participé à redonner au 6 décembre son caractère politique. Rares sont ceux qui nieraient la nature sexiste de l’événement aujourd’hui. Ou encore la vulnérabilité accrue des femmes en ce qui concerne la violence. Mais, 25 ans plus tard, il reste toujours à admettre que, au-delà des femmes qui ont payé de leur vie, c’est le féminisme lui-même que Marc Lépine visait. La précision, à mon avis, est importante. D’abord, la note explicative que Lépine a laissée met clairement le féminisme en joue : « J’ai décidé d’envoyer ad patres les féministes qui m’ont toujours gâché la vie », écrit-il. Il poursuit en se plaignant longuement du comportement des féministes « qui ont toujours eu le don de [le] faire rager ». En plus de s’excuser pour ses fautes d’orthographe, Lépine ajoute : « Même si l’épitète (sic) de tireur fou va m’être attribuée dans les médias, je me considère comme un érudit rationnel ».

En s’attaquant à de jeunes étudiantes, ce n’est pas tant à la condition féminine qu’à l’émancipation des femmes que Lépine s’attaquait. Au-delà des individues, il s’attaquait à l’idée même du progrès. En 1989, il n’y a pas de symbole plus représentatif de l’évolution de la société que la présence des femmes à l’université, à plus forte raison en génie. Marc Lépine n’a pas seulement tué des femmes parce qu’elles étaient des femmes ; il les a tuées parce qu’elles représentaient l’avenir. Son crime, en d’autres mots, est double et c’est bien pourquoi il a retenti partout sur la planète et pourquoi on n’aura jamais fini de pleurer les femmes qui se sont trouvées sur son chemin ce soir-là.

Le 6 décembre 1989, Marc Lépine, un terroriste avant l’heure, a déclaré la guerre au féminisme et nous avons passé l’éponge. Bien que son geste ait été maintes et maintes fois dénoncé, sa cause, à ce jour, ne l’a toujours pas été.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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