La littérature qui voyage

Je me lève avec une superbe vue de Detroit par la baie vitrée qui court sur tout le mur sud de ma chambre au Waterfront. Comme quelqu’un me l’a expliqué la veille, à Windsor, quand on regarde vers les États-Unis, on regarde vers le nord, expérience déstabilisante pour un habitant des solitudes canadiennes. Passé la rivière, quelques centaines de kilomètres plus au nord, se trouve le lac Walloon où le jeune Hemingway apprit à chasser, à pêcher et à lutiner les filles. Et pas très loin du Walloon, le Leelanau, sur les rives duquel Jim Harrison s’installa, à 30 ans, dans une petite ferme avec femme et enfants.
As-tu reçu la version anglaise de mon livre, Big Jim ? L’éditrice était censée te l’envoyer. On me dit que tu vis maintenant dans le Montana, que tu joues les snowbirds en Arizona. Il a aussi été question d’un service de presse à Adam Gopnik, le vieux pote de Mordecai Richler qui écrit dans le New Yorker. C’est devenu chez moi un rituel ironique, un automatisme plein d’autodérision : à chaque nouvelle livraison du prestigieux magazine, aller voir à la rubrique « Briefly noted » si mon bouquin, un peu tard, par un ahurissant coup de pot, n’y aurait pas mérité ne serait-ce qu’une désobligeante douzaine de lignes dont la seule présence imprimée sur cette page ferait déjà figure de retentissante consécration. Une chance sur combien de millions ?
Bon vieux New Yorker. Dans l’édition du 27 octobre, il y a une nouvelle de Tom Hanks. Oui, ce Tom Hanks là. Le type à la boîte de chocolats. Un truc bizarre à propos d’un faux voyage dans la Lune…
Bref, si tout livre est une bouteille lancée à la mer, comme le veut la métaphore éculée, parfois la mer est un étang à grenouilles où il faudrait être bien malchanceux pour ne pas faire au moins quelques ronds dans l’eau. L’océan, le vrai, avec des vents de 40 noeuds et des vagues de dix mètres, quand on se tient au seizième étage d’un hôtel de Windsor, c’est quelque part par là-bas, au sud du lac Érié, qu’il s’étend.
Réussir aux «States»
Boudé à Paris, où il trouvait que Ducharme lui faisait de l’ombre, Hubert Aquin, au mitan des années 60, reconnaissait miser davantage sur un succès étasunien. L’ex-loup solitaire du FLQ ne pensait apparemment pas au Canada anglais, qui presque 40 ans plus tard allait posthumement le consacrer dans le cadre du concours « Canada Reads ». Mais le mythe du « make it big » aux États agit encore comme un puissant aphrodisiaque sur l’ambition littéraire du Canadien français. Regardez-les aller : leur premier manuscrit poireaute sous une pile quelque part et ils parlent déjà de se prendre un agent new-yorkais.
Mais la vérité, c’est qu’à part quelques exceptions qui commencent à dater — les critiques bienveillantes réservées à The Tin Flute de Gabrielle Roy, Marie-Claire Blais adoptée par Edmund Wilson, et le cas un peu inclassable de cette espèce d’Elvis Gratton du roman, Marc Fisher, qui aurait vendu cinq millions de livres « à l’international » et se décrit sur son site Web comme un « conférencier d’inspiration »… — pour la littérature québécoise, ce qui s’étend au sud de la frontière est un désert critique et lectoral (de « lectorat ») dont les oasis sont les quelques facultés d’universités qui vouent aux oeuvres d’ici un intérêt savant d’une nature vaguement entomologique. Le Canada nous traduit ? Tant mieux. Mais la littérature canadienne ressemble un peu au football canadien : la vraie game se joue de l’autre côté du 45e parallèle.
Louis Gauthier, à l’époque où il présidait l’Union des écrivaines et des écrivains québécois, m’écoutait discourir de traduction et de débouchés extérieurs avec cet air goguenard et désillusionné qui semble briller à demeure sous sa paupière tombante. Il me répondit un jour : mon pauvre Hamelin, il faudrait que la littérature québécoise commence par conquérir son propre public… Comme c’est arrivé à la musique, puis au cinéma, aurait-il pu ajouter.
En attendant, il faut se lever, s’habiller, aller prendre ces deux avions et cet autobus qui m’emmèneront à mille kilomètres d’un Windsor où presque tous les francophones que je rencontre vivent en expatriés branchés sur les nouvelles du Québec et au fait des dernières idées de Lisée sur la monnaie et l’armée. J’essaie de me faire du café dans ma chambre d’hôtel, mais oublie de placer le verre en carton censé me servir de tasse à l’endroit approprié sous le bec verseur de la machine. Première gaffe de la journée.
La veille, je devais parler de traduction avec l’écrivain et traducteur Wayne Grady, devant un public franco-bilingue du cru. L’an dernier, le même événement accueillait maître Dany Laferrière et le bon vieux David Homel. Je lis un passage de mon roman en français, Wayne lit le même passage en anglais, ensuite nous répondons aux questions du public. Quand l’affaire se termine, nous n’avons à peu près pas parlé de traduction.
Livres de vol
Et ce matin, je reprends l’avion. Le lac Érié s’étire sous la carlingue du biréacteur. À Dorval, j’entre dans la petite tabagie-librairie de l’aérogare qui voit passer à peu près 30 000 personnes par jour. Justin Trudeau me saute dans la face. Coup d’oeil au présentoir des ouvrages en anglais. Que du Ludlum et des noms qui me passent à cent pieds par-dessus la tête dans des éditions de poche bon marché aux couvertures brillantes. Je me tourne vers l’étalage de titres français. À la vue du genre de bouquins qui s’exposent dans un tel lieu, je ressens toujours le même léger écoeurement, une forme très cérébrale de vertige devant la concentration d’une si grande quantité de mots, de noms et de faces dans un espace restreint. Et aussi, une douce jalousie… Les rayonnages de livres du Pharmaprix ne me font pas le même effet. J’envie ces auteurs « placés » à l’aéroport, car ils sont, ne serait-ce que par défaut, ce qui s’approche le plus concrètement d’un visage international de notre littérature. Mais oui. Car c’est bien eux que vous emporterez à Berlin ou à Rangoon. S’ils ne sont pas tous traduits, à tous s’offre le même air recyclé de départ et d’arrivée. Le Coelho, le Baricco, le Pennac. Le Kim Thuy. L’Alexandre Jardin. Et tous ces Marc Lévy. Ils ne seraient pas là s’ils ne se vendaient pas. Et vice-versa. Une librairie d’aérogare, c’est le contraire d’une boîte de chocolats.