Le livre
Dans le merveilleux monde du sport™, certaines idées reçues ont la vie dure, très dure, raison puissante, d’ailleurs, pour laquelle elles sont reçues. Pourquoi agit-on de telle manière en telles circonstances ? Parce que. Parce que ça se fait comme ça. Parce que ça s’est toujours fait comme ça. Parce qu’on a calculé les probabilités et qu’on veut se donner le maximum de chances de réussir.
Prenez le baseball, par exemple. Le baseball possède un « livre » ça d’épais qui n’a jamais été écrit par personne mais que tout les amateurs connaissent. Entre autres recommandations, le livre professe qu’avec un coureur au deuxième but et aucun retrait, il faut tenter de frapper la balle au sol du côté droit du terrain. C’est évident, non ? De même, il faut toujours veiller à ne pas se commettre dans un troisième retrait au troisième coussin. Contre un lanceur gaucher, il est préférable d’utiliser un frappeur droitier et vice-versa. On ne doit jamais placer intentionnellement le point égalisateur, et encore moins le point gagnant, sur les sentiers. En 9e manche à l’étranger, on ne doit pas jouer pour l’égalité, mais tout tenter pour prendre les devants. Et ainsi de suite jusqu’à la fin des temps, qui n’arrivera cependant jamais parce que chacun sait qu’il n’y a pas de cadran au baseball, ce qui fait du reste son insondable charme et son émouvante beauté.
Souvent, les entraîneurs « jouent le livre » parce qu’ils y croient sincèrement, parce qu’on les a convaincus d’y croire depuis si longtemps, ou simplement parce qu’ils craignent d’être critiqués s’ils esquivent ses enseignements et que les choses tournent mal. (Remarquez, ils seront critiqués même si ça fonctionne parce qu’il se trouvera toujours un paquet de ceux qu’on appelle dans un français piteux les « gérants d’estrade » pour dire « ouais, mais si ç’avait foiré, ton affaire, hein, si tu t’étais planté, de quoi t’aurais l’air aujourd’hui, hein ? ».) Ils jouent le livre, donc de prudence.
Ned Yost, lui, ne semble pas plus intéressé qu’il ne le faut par le livre. Le gérant des Royals de Kansas City, qui amorcent en ce mardi soir la Série mondiale contre San Francisco, a l’habitude de collectionner les décisions étranges qui font sourciller les prétendus experts. Certains le considèrent carrément comme un stratège médiocre. En 2008, les Brewers de Milwaukee l’ont congédié deux semaines avant la fin de la saison même si l’équipe était au plus fort de la course aux éliminatoires parce que ses supérieurs étaient persuadés qu’il allait tout bousiller.
À K.C., où Yost sévit depuis 2010, on a même inventé l’expression « to be yosted » pour désigner une situation où des choix hautement contestables du gérant ont coûté un match aux Royals. On raconte que lorsque ça n’allait pas trop bien pour les hommes en bleu, ce qui arrivait fréquemment, Yost passait sa commande sous un nom d’emprunt chez Starbucks. Mauvais changements de lanceurs, coureurs suppléants douteux, usage indu de l’amorti, frappeurs placés à des rangs mal avisés dans le rôle, la liste des insultes faites au livre s’allonge.
Et pourtant, voici les Royals à quatre petites victoires du titre. Depuis la fin de la saison régulière, ils ont disputé huit joutes et les ont toutes gagnées, dont trois des quatre premières en manches supplémentaires. Plusieurs prétendent que Yost a simplement une veine de cocu et que, plutôt tôt que tard, ses décisions lui éclateront en plein visage. Chanceux, le gars ? Pendant un match de série de division contre les Los Angeles Angels of Anaheim où les Royals s’étaient sortis comme par miracle d’un (autre) mauvais pas, le journaliste Joe Sheehan, de Sports Illustrated, a écrit sur Twitter que s’il avait joué au black-jack, Yost aurait demandé une carte sur un score de 22 et tiré un –1.
On verra bien dans cette Série mondiale si le livre doit finalement songer à aller se rhabiller…