Sur le vélo

Vous avez remarqué, vous, qu’il y a souvent distorsion de la réalité, lorsqu’il est question de vélo ? Par les temps qui roulent.

Début octobre, un rapport inédit de la Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ), présenté au Groupe de travail sur la sécurité des cyclistes du ministre des Transports, Robert Poëti, est venu d’ailleurs confirmer un peu cette perception. Comment ? En exposant étrangement une baisse importante des accidents de la route impliquant des vélos sur l’ensemble du territoire québécois dans les cinq dernières années: 16 % de moins, entre janvier et juillet 2014, par rapport à la même période l’année précédente et 22 % de moins que la moyenne mensuelle des accidents recensés entre 2009 et 2013.

Mieux, les chiffres de 2014 comparés à la même période un an plus tôt, montrent une baisse des décès à vélo de l’ordre de 73 %, avec 3 morts sur la route depuis le début de l’année, et de 24 % pour les accidents graves. Le gros des collisions engendre des blessures légères, elles aussi en baisse de 15 %. Ce n’est pas encore le Pérou, mais c’est sans doute une bonne direction pour s’y rendre.

Après avoir passé au crible plus de 12 000 accidents impliquant des cyclistes depuis 2009, la SAAQ expose donc des faits qui semblent plutôt en décalage avec tout le battage et le volume des cris de rage qui accompagnent généralement la triste nouvelle d’un cycliste frappé sur la route. Depuis quelques années, la caisse de résonance d’une socialisation en format numérique donne même cette impression tenace que le cycliste, sur les routes, est une espèce menacée, malmenée, traquée aussi par des bêtes à moteur, dans un environnement routier et urbain qui lui est hostile et où chaque semaine des dizaines d’humains à deux roues tombent au combat.

C’est ce qu’on appelle, en gros, chercher à avoir raison contre les faits.

Le vieux cycliste montréalais ne s’en étonnera d’ailleurs pas trop, lui qui, comme bien d’autres, a vu arriver cette douce dérive, en roue libre, sur deux petites décennies. En vingt ans, dans la ville, la symbolique du vélo a en effet changé radicalement de palier pour passer de mode de transport ordinaire, naturellement spartiate et surtout pragmatique, à culte, à nouvelle religion dont les prosélytes, forcément, ne rechignent jamais à forcer un peu la note et à tourner ronds les coins du réel, pour les besoins de leur cause.

Un cadre en mouvement

 

Quand on hume l’air du temps, ça peut d’ailleurs étourdir. Un accident de vélo, qui n’était qu’un fait divers dans le temps, relève désormais du fait de société, dont la dimension fortuite est régulièrement évacuée par certains croisés du deux roues qui ne craignent plus de hurler à l’homicide involontaire, voire au meurtre, dans les circonstances.

C’est que le vélo, historiquement conçu pour avancer et se déplacer avec une flexibilité que l’auto, sur de courtes distances, n’offre pas, est désormais devenu bien plus : c’est un objet de revendication sociale, c’est un geste politique, c’est un outil d’affirmation de soi, de son engagement social et idéologique, de construction de son identité pour beaucoup, identité roulante exposée, avec ostentation, dans des tonalités socio-environnementales très contemporaines qui lui vont forcément comme un gant. Faire du vélo, c’est bien. Le faire savoir, c’est encore mieux.

Je pédale, donc je suis. Je pédale pour afficher une différence, une rupture, une objection, un dogme, un mépris parfois même de l’autre, de celui qui ne pédale pas — ou pire encore de celui qui ose pédaler sans casque. À l’église, il est mal vu de ne pas apporter son missel.

Le vélo a ses chapelles, maisons de réparation dans lesquelles parfois les discussions sur une qualité de pneu, sur l’alliage des galets tendeurs, sur le fini or ou argent d’un plateau A ou d’un axe de pédalier prennent des accents de catéchèse et nourrissent surtout cette nouvelle théologie dont des centaines de blogues exposent, depuis Montréal et d’autres métropoles modernes du monde, les grandes lignes et orientations. Ici, avec des représentations dessinées de hipsters à vélo — des disciples forts en gueule en matière de vélo —, là, avec des mots durs, des vidéos, des photos dénonçant les entraves à la libre circulation des cyclistes, les nids-de-poule mal placés, les travaux publics dangereusement délimités et autres obstacles physiques, administratifs, politiques à la liberté de ce nouveau culte.

Le vélo a ses martyrs, sobrement incarnés par un vélo blanc que les fidèles accrochent sur les lieux d’un drame et dont les photos se partagent désormais, en ligne, avec frénésie et recueillement, comme les images pieuses et canivets d’une autre époque.

Le vélo a aussi ses grandes messes, en forme de grand prix cycliste sur un mont Royal ou de Tour de France qu’il est devenu de bon ton de suivre, de commenter, de savourer à voix haute pour confirmer son appartenance au culte, dans une communion dont les voeux se renouvellent chaque année.

Et quand on regarde tout ça, on se dit que le vélo est peut-être en train de s’égarer, de sortir un peu de sa piste, celle qui permet simplement d’amener un cycliste d’un point A à un point B, en ville, comme à la campagne. Sans autre bonne ou mauvaise intention.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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