Jouer «on translation»
Il s’est rematérialisé hier soir et occupera la Petite Licorne une bonne partie du mois d’octobre. Je dis « il », mais ils sont deux… quoique pas tout à fait : ironiquement, c’est la dualité même de L’homme invisible/The Invisible Man qui est cause de son effacement, dans une sorte de ni l’un ni l’autre qui laisse un trou.
Je parle du personnage, et non du spectacle du même nom, qui lui demeure heureusement bien visible et bien audible. Du beau récit bilingue d’écartèlement identitaire de Patrice Desbiens paru en 1981, le metteur en scène Harry Standjofski et ses acteurs Jimmy Blais et Guillaume Tremblay ont tiré ce duo d’un homme seul qui roule depuis trois ans en se bonifiant doucement.
La double narration rend compte de l’aliénation d’une figure toujours autre : étiquetée franco dans sa native Ontario, elle se fait refouler comme Ontarienne dans le Québec de son exil. Une bonne part de la sève du récit réside dans ses infidélités linguistiques, les versions anglaises et françaises livrées simultanément présentant de nombreuses variations et dissonances.
Explorant dans ses écrits ce territoire de la « marginalité souffrante » dans l’oeuvre de Desbiens, l’essayiste et professeur François Paré défendait il y a vingt ans l’idée que la condition franco-ontarienne s’y calculait par une opération de soustraction. Il y voyait une identité faite de ce peu que l’anglais ne saurait dire et qui n’appartient qu’au français, comme un restant, un résidu constitutif d’une culture en état de survie.
Faire de l’écart un espace de jeu
Relisant L’homme invisible/The Invisible Man dans ses incarnations scéniques — avant Standjofski, le Théâtre de la Vieille 17 en avait également proposé en 2005 une adaptation remarquée —, Nicole Nolette voit plutôt dans ce dédoublement la possibilité d’une addition. La jeune chercheuse, que j’ai eu la chance d’avoir comme collègue de bureau l’année dernière à l’Université d’Ottawa, défend ainsi sa conception d’une traduction « ludique » dans une thèse de doctorat fraîchement déposée.
Originaire de l’Alberta, Nolette s’est intéressée à six pièces émanant des milieux théâtraux francophones de l’Acadie, de l’Ontario et de l’Ouest et ayant comme caractéristique commune d’user des deux langues officielles canadiennes. Elle étudie les stratégies d’écriture, de mise en scène et d’interprétation par lesquelles les artistes malmènent volontairement et joyeusement le principe d’adéquation prétendument à l’oeuvre dans l’opération de traduction. Creusant ainsi un écart plutôt que de le combler, ces oeuvres remettraient notamment en question un certain nombre d’idées reçues sur les rapports de cohabitation, d’exclusion ou d’interpénétration linguistiques au pays.
L’auteure de Jeux et enjeux de la traduction du théâtre hétérolingue franco-canadien (1991-2003) ne s’est pas arrêtée en chemin et a tâché de prendre la mesure des effets produits par ces diverses libertés dramatiques et scéniques en étudiant la réception de ces spectacles à domicile et en tournée. Car c’est là l’autre approche qui m’apparaît assez novatrice dans ce travail : Nicole Nolette accompagne les productions de leurs lieux de naissance respectifs, souvent perçus comme les marges reculées d’une activité francophone canadienne à très forte concentration québécoise, jusque dans leurs pérégrinations vers le centre de légitimation et d’aboutissement que serait Montréal (et, dans certains cas, Toronto).
Dans le cas particulier de L’homme invisible…, Nolette note qu’à ce jeu de la traduction faussement simultanée auquel se livrent Desbiens, Standjofski, Blais et Tremblay, seul le spectateur bilingue a en main tous les atouts pour prendre la pleine mesure de la fécondité des variations entre les deux versions. L’unilingue pourra sans doute constater, à l’instar des critiques anglophones ayant vu la pièce lors de sa création à Kingston (Ont.), qu’il y a discordance entre les récits, mais sans en goûter pleinement le potentiel poétique et politique. Plutôt que de faire oeuvre d’accessibilité, la traduction instaure ici une forme de discrimination.
Que cette dernière remarque ne décourage personne de se rendre à la Licorne ces jours-ci. Dans un monde où l’on nous prédigère tellement de choses au nom de la tyrannie du tout-comprendre, se confronter à la barrière — même partielle — des langues peut aussi se révéler un jeu particulièrement tonifiant.