Une poignée dans le dos
Les Anglos sont parfois marrants. La semaine dernière, le Matador Network, un site en anglais qui carbure aux listes pour attirer les regards dans les univers numériques, a dressé le portrait de dix expressions que seuls les francophones peuvent comprendre. Comme ça, pour le plaisir de la chose et celui de souligner, pour se divertir, ces marqueurs de l’identité culturelle qui s’enracinent dans le langage.
Ce genre de liste apparaît régulièrement dans les univers numériques. À l’intérieur du dernier ? Des perles comme « avoir un poil dans la main », « se faire poser un lapin », « avoir une araignée au plafond », « courir sur le haricot de quelqu’un » ou encore la très imagée « chier une pendule », rare, mais efficace, surtout servie, comme il se doit, à un (ou une) hystérique en train de paniquer, de s’indigner ou de s’offusquer pour rien.
Dans le lot, deux autres expressions, insaisissables pour un anglophone, auraient facilement pu être ajoutées : « se faire prendre pour une valise » ou encore « avoir une poignée dans le dos », qui, en plus de n’être comprises que par les francophones, le sont également, et surtout, de francos du continent nord-américain où leur utilisation est même régulièrement justifiée.
Un doute ? Mardi dernier, dans un téléjournal près de chez nous, il était question de la relance du Plan Nord par l’administration Couillard avec, entre autres sur les tables à dessin, la mise en réserve de 20 millions de dollars pour financer une étude de faisabilité sur la création d’une nouvelle ligne de chemin de fer, entre le nord et le sud. Le but : faciliter le transport vers la civilisation des ressources naturelles exploitées là-bas.
Vingt millions, en gros, c’est le montant des compressions budgétaires exigées par Québec, la même semaine dernière, dans les soins de santé mentale et le soutien à l’autonomie des aînés.
Précision : deux lignes de chemin de fer existent déjà entre Schefferville et Sept-Îles, mais également entre Fermont et Port-Cartier. Deux études récentes, dont une menée l’an dernier par le CN et la Caisse de dépôt, ont même conclu que ces structures sont largement suffisantes pour le transport des marchandises provenant de ce coin du Québec et que la construction d’une troisième ligne serait du coup inutile en raison de volumes de minerai qui peuvent, encore longtemps, s’accommoder du réseau de transport ferroviaire actuel.
Dans le reportage, un consultant en transport sur rail, commente d’ailleurs la dépense envisagée. Il dit : « Je ne verrais pas l’opportunité de dépenser des fonds publics pour faire l’étude d’une troisième voie, là, à part servir les fins de quelques firmes d’ingénierie quelconques qui veulent faire des études. Mais sinon, c’est complètement inutile de faire ça. »
Deux expressions, comprises uniquement de francophones, peuvent facilement saluer la franchise du propos : « ne pas tourner autour du pot » ou encore « être franc du collier ».
Il n’est pas très difficile de trouver, par les temps qui courent, les sources de ce cynisme qui s’installe dangereusement dans la société face aux politiques et aux institutions publiques. Cynisme que plusieurs fins observateurs du présent proposent régulièrement d’enrayer avec plus de transparence, plus de vérités et surtout un peu moins de cucuteries.
Transparence par la libération de données publiques dans les univers numériques — les fameuses données ouvertes —, transparence par la divulgation proactive d’études, d’avis qui participent à la prise de décision en matière de dépense de fonds publics, comme la construction d’une voie de chemin de fer, le remède au cynisme peut emprunter des rails différents, mais nécessaires, pour injecter de la confiance dans le présent. Et s’assurer, du coup, que l’expression « se faire rouler dans la farine » trouve davantage sa place dans une liste dressée par un site anglophone pour s’amuser de la différence qu’entre le Grand Nord et le reste du territoire.
Des mots et des expressions intelligibles pour un petit groupe seulement, il y en a aussi dans le film The Tribe, bijou d’humanité et de poésie que vient de mettre au monde le réalisateur ukrainien Myroslav Slaboshpytskiy. L’objet cinématographique va être présenté la semaine prochaine à Montréal, un soir seulement, dans le cadre du Festival du nouveau cinéma.
Pas besoin d’une étude de faisabilité pour se convaincre d’y aller. À l’intérieur : pas de parole, pas de sous-titres. Seulement des jeunes qui parlent d’amour, de violence, de haine et d’abus dans la langue des signes. C’est cru et authentique. L’action se déroule dans une institution spécialisée pour sourds et muets où un certain laisser-aller a créé un terrain fertile à la délinquance et à la corruption.
La photographie est sublime. Les acteurs sont impeccables. Le réalisateur dit qu’une traduction, pour qui ne manie pas la langue des sourds, est inutile pour comprendre ce qui se passe, pour saisir les thèmes fondateurs de la condition humaine et du vivre-ensemble, qui transperce cette oeuvre. Sauf que dans ce cas-là, ça fait vraiment plaisir à voir.