Tous des traducteurs

Une case d’un album de la série bédé Acadieman, qui raconte les aventures d’un superhéros acadien parlant le chiac.
Photo: Dano LeBlanc Une case d’un album de la série bédé Acadieman, qui raconte les aventures d’un superhéros acadien parlant le chiac.

Une amie me décrit le processus mental suivant : elle veut dire « divertir », mais c’est d’abord le mot « entertain »qui se présente au bout de sa langue. Par automatisme, au pif, elle le traduit en français, ce qui donne « entretenir ». Ce n’est pas ça non plus. En un ultime réflexe de sauvegarde linguistique, elle retourne à son « entertain » et le francise illico : entertainer (prononcez « enterténer ») devient alors un verbe : je t’entertaine, tu m’entertaines. Ce minuscule combat qui met aux prises des sons et des sens a occupé une région de son cerveau droit pendant une grosse seconde en tout.

L’amie en question n’évolue pas dans une chanson de Lisa LeBlanc. Elle fait un doctorat en littérature.

Permettez que j’en profite pour faire mon coming out — sortie de placard. J’écris des romans, des essais et des articles en français depuis un quart de siècle, j’ai vécu presque toute ma vie au Québec, et il m’arrive souvent (et en fait plus que jamais) d’entendre les mots, et parfois des phrases complètes, résonner en anglais dans ma tête, obligé que je suis de les traduire ensuite pour les plier à ma langue natale. Ça se produit le plus souvent quand, tel le Miron de la belle époque arpentant canne en l’air et mâchoires claquantes la rue Roy dans le bout de Saint-Denis, j’écris dans ma tête tout en marchant… à l’amour et au reste. Comme si, ici, on n’apprenait pas tant l’anglais qu’on le respirait avec notre oxygène quotidien.

Miron ne traverse pas le paragraphe qui précède pour rien. Les lecteurs de L’homme rapaillé auront reconnu, dans cette esquisse du Québécanthrope en quidam autotraduit, l’inoubliable diagnostic (« tu es la proie de l’osmose ») jadis émis par le poète d’Aliénation délirante. Et depuis, nul linguiste, il me semble, ne nous a emmenés plus loin que ce Miron de 1964. Il avait compris le principal : au Québec, la réalité nous arrive d’abord en anglais. Nous sommes tous des traducteurs…

Ou pas. Car traduire représente un effort, c’est fatigant, c’est de l’ouvrage, rien qu’un autre avatar de cette fatigue culturelle (autre diagnostic célèbre) qui confine aujourd’hui à une déperdition d’énergie collective. Oui, parce que vos amis de trente ans ne sont pas les seuls à truffer leur conversation de mots anglais. Tout en haut de l’échelle de la Kultur, à Radio-Canada, il est devenu courant d’entendre animateurs et invités s’accorder sur le fait que l’atmosphère du dernier CD de Machin-Chouette est peut-être dark, mais que le message, lui, est deep… comme si les bons vieux « sombre » et « profond » ne faisaient tout simplement plus le travail.

Il y a quelques années, pendant un séjour en Acadie, j’ai commencé à m’intéresser au chiac, ce patois franglais qui est au phénomène de la créolisation des langues ce que les combats extrêmes de l’UFC sont à la lutte gréco-romaine. La langue d’Acadieman, un superhéros de bande dessinée, me fascinait. Je n’avais pas tant l’impression d’avoir affaire à un francophone en cours d’assimilation que celle, étrange, de me trouver devant un être linguistiquement vierge, privé de sa langue maternelle et s’amusant à remodeler, à l’aide d’une syntaxe française réduite à un vague souvenir, la matière anglo-américaine brute qui constituait son ordinaire. Acadieman traitait donc le problème de l’assimilation en le retournant cul par-dessus tête : transitoire, même plus en état de s’angliciser, son français ne pouvait plus que travailler l’anglais de l’intérieur, produire des mimiques à la manière d’un spectacle de travestis qui, sur le plan de l’histoire, à l’échelle d’une culture, revenait à décocher un sympathique pied de nez avant la disparition définitive. Les Québécois, m’étais-je dit, devraient s’intéresser au chiac.

Créolisation et création

 

Bref, Radio Radio et Montréal, même combat ! Dans la polémique de l’été 2014 sur le franglais, une des interventions les plus intelligentes est venue d’un rappeur, Rod le Stod (Le Devoir, 6 août). Il nous y invitait à considérer la langue dans sa dimension affective plutôt que strictement utilitaire : « Ce qui est [problématique], c’est l’utilisation systématique de l’anglais pour décrire le monde qui nous entoure, pour nous exprimer, pour parler de nos émotions. » Prenant lucidement acte de la création — au-delà des expériences langagières s’autorisant de la liberté artistique — d’un véritable « dialecte bilingue » au Québec, le Stod ajoutait : « […] ça ne peut pas devenir un moyen de communication général. Deux langues secondes pour un peuple, c’est ridicule. »

Nous sommes les traducteurs-nés de nous-mêmes. S’exprimer en français sur ce continent se traduit, y compris sur le plan mental, dans l’intimité des pensées de chacun, par une lutte de tous les instants. Or ce petit effort qui demande une seconde, de plus en plus nombreux sont ceux qui, par simple paresse, ou désaffection envers un héritage du passé, refusent de le consentir.

Il y a, dans l’abâtardissement des langues, différents degrés de créativité. Ainsi, la créolisation, au sens qu’a donné à ce mot un Édouard Glissant, constitue le versant positif de l’autotraduction, il s’y joue un authentique processus de création : d’une fusion verbale naît un sens nouveau. C’est ainsi que le « hitch hiking » étasunien est devenu, au pays des québécréoles, « faire du pouce ». L’adepte du franglais qui se contente de repiquer tels quels les mots de l’Autre pour béatement en saupoudrer son discours, avec une servilité étrangère à toute faculté d’adaptation comme à toute préoccupation conceptuelle ou contextuelle, ne crée rien. Il vit dans un univers d’emprunt.

Nous suivions, l’autre jour, le camion d’une entreprise spécialisée dans les équipements de garage. Sur la tôle, en lettrage commercial au milieu d’une liste de services offerts, je lis : VÉRINS (LIFTS). Ce « lifts » ajouté entre parenthèses s’adressant, non à nos compatriotes anglos, mais au grand insécure linguistique en nous. Au Québec, même quand on tombe sur le bon mot, le monde roule en anglais.

« M’a te phoner un call », disait le chiaquophone, notre voisin. Allô ?

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